Entrevue avec le cinéaste Sifiso Khanyile

L

es événements du 16 juin 1976 sont bien connus en Afrique du Sud – ce matin-là, un groupe d’étudiants de toute l’Afrique du Sud a mené des manifestations contre l’éducation bantoue, en particulier l’utilisation de l’afrikaans comme moyen d’instruction. Lors de ce qu’on appellera plus tard « le soulèvement de 1976 » ou « le soulèvement de Soweto » des centaines d’écoliers sont abattus et tués par le gouvernement de l’apartheid.

Malheureusement la documentation de cet événement marquant est lacunaire, dans la mesure ou d’une part l’essentiel des informations se concentre uniquement sur la ville de Soweto tout en excluant et en effaçant d’autres lieux où des manifestations ont eu lieu; Et d’autre part, car elle documente le soulèvement comme un moment singulier soudain et très bref. La réalité est tout autre, les étudiants avaient concrètement organisé et sensibilisé bien en amont de l’évènement; Les manifestations ont été très répandues et ont eu lieu dans l’ensemble du pays.

En 2017, le cinéaste Sifiso Khanyile a réalisé le documentaire Uprize ! qui a révélé comment les étudiants sud-africains se sont réellement lancés dans la résistance culturelle afin de défier un gouvernement injuste et oppressif d’apartheid. Deux ans après la sortie du documentaire, je souhaitais approfondir la réflexion sur le processus de réalisation du documentaire, notamment en ce qui concerne l’archivage et la documentation ; comment sont archivés les événements et les faits historiques majeurs et comment peut-on utiliser par la suite ces archives ? A qui appartient ces données et dans quelle mesure possèdent-elles le pouvoir de traduction et de réinterprétation ?

Ci-dessous se trouve mon interview avec le cinéaste.

Nkgopoleng Moloi (NM): Dans Uprize!, quelle partie des séquences était du contenu d’archives ?

Sifiso Khanyile (SK): Les images d’archives occupent une grande partie du documentaire. Je dirais environ 35 % de la durée totale du film. Pas autant que prévu au départ, car les frais de licence pour les archives sont devenus un énorme obstacle pour nous dans notre processus de sélection, nous avons dû freiner notre enthousiasme et travailler avec ce que nous étions en mesure de financer. 

NM: Quel a été le processus de sélection de ce contenu ? 

SK: J’ai dû informer mon documentaliste du type d’images que je recherchais et du sentiment que je voulais qu’elles invoquent tout en gardant à l’esprit la politique de l’image, c’est-à-dire comment ces images représentent leurs sujets, sont-elles triomphantes ou défaitistes, organisées ou en désordre, etc. Nous avons jeté un large filet et, par élimination, nous avons fait nos choix en tenant compte des coûts, de l’accessibilité et de la mesure dans laquelle ces images avaient déjà été distribuées et vues (nous ne voulions pas utiliser des images auxquelles le public aurait pu être insensible).

NM: À quelles structures avez-vous fait appel pour avoir accès à ces images ?

SK: Villon Films, ITN Source, SABC Archives, AP Archives, Independent Media, Chris Austin, Times Media, UCT Press, Reuters, Mnet – pour ne citer que quelques-uns. Depuis 2012, je travaille avec des archives, ce qui me permet d’être très au courant des coûts des photos et des vidéos. Au départ, nous avions planifié d’utiliser davantage de séquences d’archives, mais nous avons dû admettre que ce n’était pas possible au niveau du budget. La stratégie s’est donc orientée vers la recherche d’images génériques auprès de sources locales[principalement la South African Broadcasting Corporation (SABC) ]. Nous avons également eu accès à des archives rares/exclusives de moments historiques que nous avons exploités avec parcimonie.

NM: Comment saviez-vous ce que vous cherchiez ? S’agissait-il d’un processus de cartographie des événements historiques et de recherche de ce qui s’y rapporte, ou plutôt d’un processus d’examen des documents existants et de décision sur ce qui semble utile ? 

SK: Depuis quelques années, j’effectue des recherches et j’écris sur différents mouvements de résistance culturelle anti-apartheid. En 2012, j’ai produit Prisonnier 46764 : The Untold Legacy of Andrew Mlangeni – il s’agissait d’un documentaire sur Andrew Mlangeni, pilier de la lutte. Pour ce documentaire, nous avons travaillé avec beaucoup d’archives politiques de l’histoire, pendant ce temps je produisais également des reportages pour un réseau américain ; je me procurais alors des images d’archives relatives à Nelson Mandela, l’apartheid et la transition politique du début des années 1990.

Image courtesy of Sifiso Khanyile.

NM: Existe-t-il un écart en termes d’accès entre les divers supports d’archivage ; Par exemple, les images sont-elles plus évidentes à trouver que les documents officiels, les certificats, les actes de propriété, etc?

SK: Je pense que tout dépend de ce que vous cherchez et de l’histoire sur laquelle vous travaillez. Il peut y avoir des tonnes de documents judiciaires pour une histoire et pas d’images, et vice versa.

Nous avons un passé compliqué et, dans certains cas, des documents ont été détruits ou endommagés – parfois, cet effacement devient l’histoire. Cela parle aussi de la matérialité des archives, de ce sur quoi elles ont été prises ou filmées, comment elles ont été préservées et si des restaurations ont été faites. Une autre considération importante est de savoir qui avait les ressources nécessaires pour mener à bien cette tâche au fur et à mesure que les événements se déroulaient. Par exemple, SABC TV n’a été lancée qu’en 1975, ce qui signifie qu’il n’y avait pas beaucoup d’archives de films et de vidéos d’actualités avant cette date. La plupart de nos archives vidéo pour les périodes antérieures à 1975 se trouvent à l’extérieur du pays.

NM: Y a-t-il eu des moments précis qui vous ont choqué lorsque vous avez concilié vos propres souvenirs d’événements avec ce que vous avez découvert grâce à la recherche (particulièrement vers 1976)? 

SK: Comme je n’étais pas encore né en 1976, je puise dans ce qui est public (« comment l’histoire a été documentée et façonnée »). J’ai découvert que l’histoire n’est pas statique, il y a toujours de la place pour présenter une vision différente. Les objets qui auraient pu servir à des fins précises pourraient devenir désuets, ce qui laisserait beaucoup de place à d’autres récits. J’étais intéressé par les détails plus fins de l’histoire de 1976, les rôles spécifiques qui ont façonné les événements.

NM: Quelles institutions font du bon travail pour documenter l’histoire au fur et à mesure qu’elle se déroule ?

SK: Les réseaux et les agences de presse sont parfaits pour l’espace du documentaire télévisuel et vidéo, tant local qu’international. J’ai rencontré d’excellentes archives personnelles d’amis cinéastes et photographes qui veulent constamment capturer l’air du temps de ce pays sans nécessairement en faire une mission. Ce sont les écrivains qui me relient à la plupart des histoires en premier lieu, et leur rôle est essentiel dans la façon dont nous nous engageons dans l’histoire.

NM: Quelles pratiques adoptez-vous pour documenter votre propre histoire personnelle ? En quoi cela est-il important ?

SK: J’y pense beaucoup plus depuis la naissance de mon fils. J’étais confronté à un profond sentiment de mortalité. J’avais des questions sur le genre d’héritage que je veux lui laisser. Je me souviens avoir recueilli et stocké des images de mes voyages, de mes conférences, de mes écrits, de mes entrevues à la télévision et à la radio, etc. J’ai trouvé des vidéos que j’avais tournées lors d’événements familiaux il y a plus d’une décennie, ce qui m’a rappelé comment mon cheminement vers le cinéma avait commencé. Pour la première fois depuis longtemps, j’avais l’impression que l’objectif se détournait de ce que je voulais capturer en tant que documentariste et qu’il se tournait vers moi et mon histoire.

J’ai éprouvé le besoin de créer plus de ressources —d’écrire et de documenter mon histoire, pour la postérité, afin que mon fils puisse mieux comprendre qui j’étais quand il ne pourra plus avoir accès à moi.

Image courtesy of Sifiso Khanyile.

NM: Que pensez-vous des mises en scène dans les documentaires historiques – où les cinéastes reconstituent des scènes où ils n’ont pas d’images réelles des événements ?

SK: Il y a des histoires qui doivent survivre, d’une façon ou d’une autre. Il y a des personnes dont l’impact sur la société doit être célébré – Robert Mangaliso Sobukwe en fait partie. C’est une grande tragédie que beaucoup de ses dossiers aient été détruits. Les cinéastes et les conteurs doivent trouver des moyens de garder sa mémoire vivante. Le cinéma est un médium visuel dont le succès repose en grande partie sur l’engagement du public. C’est l’un des cas où des reconstitutions deviennent nécessaires, non seulement sur le plan scénique, mais aussi pour illustrer l’esprit d’une personne ou d’un événement.

NM: Quel est le point de départ pour démarrer un documentaire historique ? Par exemple, si je voulais analyser le massacre de Marikana ou le mouvement Fees Must Fall… par où pourrais-je commencer 

SK: Commencez par questionner vos propres intentions, votre perspective, votre relation ou votre lien avec les histoires ou les personnes dont vous voulez documenter la vie. Quelles sont les questions brûlantes ? Qu’est-ce que vous nous dites qu’on ne sait pas ? Le film peut aussi être une exploration ou un voyage de découverte pour une autre génération. Commencez par faire beaucoup de recherche, en rédigeant une esquisse de votre idée et en peaufinant constamment votre histoire, en cherchant du financement, mais aussi en voyant ce que vous pouvez faire en attendant des fonds. Planifiez tout, déterminez comment vous voulez aborder l’esthétique du film, votre position dans le film, à qui vous voulez parler et comment vous allez avoir accès à ces personnes. Informez les personnes que vous voulez voir dans le film afin de mesurer leur intérêt et de tester la force de l’idée. L’idée doit être claire dans votre tête, puis elle doit l’être sur papier, avant que vous envisagiez de filmer quoi que ce soit.

Share on:

À propos de l’auteur

Nkgopoleng Moloi

Rédactrice et photographe basée à Johannesburg. Nkgopoleng s’intéresse aux espaces que nous occupons et dans lesquels nous naviguons, mais aussi à la façon dont ils influencent les gens que nous devenons. L’écriture est un outil qu’elle utilise pour comprendre le monde qui l’entoure et pour explorer les choses qui la passionnent et l’intriguent, notamment l’histoire, l’art, la langue et l’architecture. Elle entretient une réelle fascination pour les villes, leur complexité et leur potentiel.

You might also like