Novuyo Rosa Tshuma affronte la silencieuse histoire du Zimbabwe pour mieux la reconstruire

J’ai eu l’occasion d’interviewer l’écrivaine zimbabwéenne Novuyo Rosa Tshuma au sujet de son nouveau livre « House of Stone » qui a été sélectionné pour le Prix international Dylan Thomas de l’Université Swansea du Royaume-Uni.
Tshuma , Novuyo Rosa - credit Kwela Books
Tshuma , Novuyo Rosa – credit Kwela Books

Synopsis de « House of Stone » (Maison de pierre) : Dans la tourmente chronique du Zimbabwe moderne, le fils adolescent d’Abednego et Agnes Mlambo, Bukhosi, a disparu, et les Mlambos craignent le pire. Leur hôte énigmatique, Zamani, semble être leur dernier espoir de le retrouver. Depuis la disparition de Bukhosi, Zamani a été d’une aide précieuse : accrocher des affiches dans le centre-ville de Bulawayo, distribuer des prospectus aux passants et participer aux veillées familiales avec le Révérend pasteur de la Sainte-Onction. C’est presque comme si Zamani faisait partie de la famille

D’ailleurs ce n’est presque pas assez pour Zamani. Il s’honore d’Agnès et nourrit l’alcoolique dépendance d’Abednego pour en tirer des histoires de vie et s’imprégner de l’histoire familiale empruntée. Avec la même attention que tout colonialiste ou tyran du pouvoir témoignerait, conscient que celui qui maîtrise l’histoire héritera de l’avenir. Ainsi, tandis qu’Abednego lutte contre les fantômes de son passé et qu’Agnès cherche du réconfort dans un amour ardent, leur histoire converge et chacun doit se confronter au passé pour trouver sa place dans ce nouveau Zimbabwe.

Tshuma , Novuyo Rosa - "House of Stone"book
Tshuma , Novuyo Rosa – « House of Stone »book

Nkgopoleng Moloi (NM) : Peut-on commencer par le titre du livre : « House of Stone » (Maison de pierre), à quoi fait-il allusion ? 

Novuyo Rosa Tshuma (NRT): C’est la traduction du nom du pays « Zimbabwe ». De cette façon, nous pouvons y penser, dans le roman, comme une sorte d’allégorie du pays, une exploration du Zimbabwe comme quelque chose ayant été imaginé et évoqué et qui se fraye un chemin dans la réalité.

NM: Le livre est écrit du point de vue de’Zamani’ – le locataire de la famille Mlambo ; pourquoi ? Que nous dit la voix de Zamani que les autres personnages ne peuvent pas nous dire?

NRT: Zamani est cette conscience à fort indice d’octane qui est à la fois dérangeante et fascinante à explorer. Il a une mission bien précise et existentielle c’est ce qu’il explique clairement au lecteur dans les premières phrases : « Je suis un homme en mission. Une vocation, disons-le, pour refaire le passé, et un désir de façonner tout ce qui a existé et ce qui est devenu. » De cette façon, il ne se contente pas de raconter des histoires, il remodèle l’histoire (ou du moins tente de le faire) dans le but d’arriver à un lieu différent de son présent. L’effet cumulatif de sa mission est peut être quelque chose qui le dépasse, qui se construit et prend vie dans le roman.

NM: « Les batailles au Zimbabwe sont en grande partie liées à son histoire« . Cette citation me rappelle ce dont parle l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot… que l’histoire est le fruit du pouvoir, mais que le pouvoir lui-même n’est jamais si transparent que son analyse devient superflue. Comment cette œuvre de fiction a-t-elle pu naviguer à travers les différentes dynamiques de pouvoir dans l’histoire du Zimbabwe tout en les révélant ?

NRT: Les travaux de Trouillot me plaisent beaucoup. Actuellement, je relis ses réflexions sur l’histoire dans son livre phare, Silencing The Past : Power and the Production of History. Il y a de multiples voix dans House of Stone qui sont découvertes, orientées et canalisées par notre conteur, Zamani. Il plonge dans la vie des Mlambos – la famille avec laquelle il vit et dans celle de tous leurs proches, comme le fermier blanc Thornton, son père Abednego, le frère intellectuel Zacchaeus, et même la terreur noire qui se dit Jésus noir. Cette tension entre de multiples voix exprimant différentes expériences du monde, qui parfois se chevauchent, se contredisent, s’enrichissent et se compliquent les unes les autres, fournit une tension saine et un florilège d’opinions sur l’histoire et le pouvoir.

NM: Le synopsis du roman mentionne : Il s’honore d’Agnès et nourrit l’alcoolique dépendance d’Abednego pour en tirer des histoires de vie et s’imprégner de l’histoire familiale empruntée…

Je m’intéresse à cette idée d’histoires empruntées, surtout parce qu’il y a de multiples façons de l’interpréter. Pouvez-vous nous dire comment vous envisagez cette notion dans le présent ouvrage et dans le contexte de l’histoire du Zimbabwe ?

 NRT: Il est clairement très intéressant d’observer, comment nous établissons une relation intime avec nos histoires, n’est-ce pas ? J’irais un peu plus loin en disant que Zamani ne cherche pas uniquement à s’imprégner de l’histoire empruntée, mais il souhaite le faire jusqu’à ce que cette histoire lui appartienne. C’est un acte de profonde foi, le fait de se parler et de croire en sa propre existence. Il nous vient ici à l’esprit, la conception de Trouillot sur le passé en tant que position et sur le fait que nous sommes les contemporains de l’histoire – parce que nous accédons à l’histoire et aux souvenirs dans notre présent par des moyens qui vont au-delà de nos expériences personnelles et nous utilisons cette histoire pour forger notre identité (collective). La commémoration de batailles historiques que nous n’avons jamais vécues ainsi que notre participation aux récits de ces histoires, qui deviennent souvent sacrées et très personnelles, en est un exemple. Le Zimbabwe est particulièrement concerné par ces questions, tout comme tout territoire qui tente de se remettre du colonialisme. L »acte même de réappropriation de l’histoire est politique et consiste essentiellement à exercer un pouvoir sur la réalité présente et les rêves collectifs futurs. Nous voyons ainsi, comment le passé peut être édité, manipulé ou effacé, l’histoire nationale peut alors devenir exclusive et autocratique. Malgré cela, la relecture de l’histoire est un acte important et indispensable pour toute société ou tout peuple. Zamani est engagé dans cet acte consistant à réexaminer l’histoire, offrant et ouvrant ainsi des voies alternatives pour entrer dans cette histoire, s’y engager et la réorienter – des voies qui troublent tout le récit historique du Zimbabwe.

NM: Pour ce qui est du processus, je m’intéresse à la façon dont vous avez réfléchi en écrivant ce livre, qui raconte l’histoire d’une nation à travers un récit personnel. 

NRT: C’était une entreprise colossale, comme vous pouvez l’imaginer. J’ai travaillé sur dix-sept ébauches du roman. Le processus a été éclairé par mes lectures et mes recherches. Il est devenu évident à mesure que je lisais différents textes sur notre histoire – des livres d’histoire aux romans en passant par les récits oraux – que l’histoire nationale est très personnelle, particulièrement dans des endroits comme le Zimbabwe qui ont traversé le colonialisme. Le processus de construction de l’identité nationale est aussi un processus de réinscription de l’identité personnelle et il y a tant de tensions intéressantes et inévitables dans un tel processus. J’ai découvert des versions différentes et parfois contradictoires de la même période historique, comme les récits sur la lutte de libération des anciens Rhodésiens confrontés aux souvenirs des Africains noirs de ces événements. Il est devenu important pour moi que ces voix soient en conversation, d’où la multiplicité des voix dans le roman. Simultanément, Zamani devenait un élément indispensable de prise de conscience ; au fur et à mesure que le projet de roman prenait vie, il devenait évident qu’il racontait non seulement l’histoire, mais aussi remettait en question comment cette histoire se construit, comment elle nous parvient et comment on en arrive à y faire face.

NM: D’un point de vue stylistique, je m’intéresse à la façon dont le livre est organisé ; quel est le fil qui tisse les bords de chacun des trois livres ? 

Tshuma , Novuyo Rosa - "House of Stone"books
Tshuma , Novuyo Rosa – « House of Stone »books

NRT: Chaque livre représente un changement de cap pour Zamani alors qu’il s’attaque à l’histoire et se heurte à des obstacles dans la réalisation de ses ambitions.  Dans le premier livre, Zamani concentre son énergie à convaincre Abednego d’abandonner son histoire difficile et peu enviable. Dans le deuxième livre, il porte son attention sur Mama Agnes, brandissant son charme pour la séduire et l’amener à se libérer de l’histoire dont il a désespérément besoin de consommer, traiter et synthétiser. Cependant, la vie arrive et il se trouve confronté à des obstacles. Le livre trois nous donne plus d’informations sur Zamani – son histoire et ses motivations. Ainsi, les bords du livre et cette structure représente un entrelacement d’histoires, d’idées, de philosophies, de réflexions, de luttes et de rêves.

NM: Je m’intéresse à cette idée de faire taire le passé : à quel âge avez-vous entendu parler de Gukurahundi?

NRT: En grandissant, Gukurahundi était quelque chose que nous connaissions mais que nous ne savions pas, si cela avait du sens. C’était toujours à l’arrière-plan – on entendait des chuchotements ici et là à propos de cette époque terrible des années 80, juste après l’indépendance du Zimbabwe, mais parler de cette époque ou même la reconnaître était associé au danger. Elle a été présentée comme un acte de division perpétré par des fauteurs de troubles, c’est-à-dire par des gens mal intentionnés qui voulaient diviser le pays plutôt que de l’unir. Ainsi, l’acte de détourner le regard était irrésistible. Je pense que la psychologie de tout cela est très importante, parce qu’elle met en lumière la grande résistance qu’il y a toujours eu à reconnaître le génocide au Zimbabwe.

NM: En ce qui concerne le processus, quels textes, conversations, connaissances ou autres documents avez-vous trouvés particulièrement utiles pour la rédaction de ce livre ?

NRT: J’ai trouvé incroyablement utile de parler à ma famille, non seulement pour ce qu’elle partageait, mais aussi pour ce qu’elle ne pouvait pas partager. Ces silences, en particulier autour de Gukurahundi, m’ont aidé à façonner le roman et m’ont permis de comprendre comment l’histoire fonctionne et comment elle est très présente dans nos vies. J’ai suivi des conversations entre ex-Rhodésiens sur Facebook, et cela m’a aidé à réfléchir à cette période de notre pays, avant l’indépendance. Le rapport de la Commission de l’Église catholique sur le Gukurahundi, qui a été compilé en 1997, environ dix ans après le génocide, était l’un des documents les plus bouleversants et les plus profonds. Les romans de fiction de guerre comme The Non-believer’s Journey de Stanley Nyamfukudza étaient inestimables. Des œuvres comme The Tin Drum de Gunter Grass, That Awful Mess on the Via Merulana de Carlos Emilio Gadda, House of Hunger de Dambudzo Marechera et Midnight’s Children de Salman Rushdie m’ont beaucoup aidé à réfléchir à ce que je voulais montrer du Zimbabwe avec House of Stone. Enfin, la notion d’humour et l’éventail d’émotions qu’il peut nous faciliter lorsque nous traitons d’histoires et d’événements lourd était importante pour ce projet. Beaucoup de lecteurs me disent qu’ils ont ouvert le roman en s’attendant à quelque chose de très sombre, et ont été agréablement surpris de voir à quel point ils ont ri. La surprise et le plaisir du rire et ce qu’il peut apporter dans la psyché humaine et dans l’esprit humain, j’y ai pensé en écrivant cette œuvre.

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À propos de l’auteur

Nkgopoleng Moloi

Rédactrice et photographe basée à Johannesburg. Nkgopoleng s’intéresse aux espaces que nous occupons et dans lesquels nous naviguons, mais aussi à la façon dont ils influencent les gens que nous devenons. L’écriture est un outil qu’elle utilise pour comprendre le monde qui l’entoure et pour explorer les choses qui la passionnent et l’intriguent, notamment l’histoire, l’art, la langue et l’architecture. Elle entretient une réelle fascination pour les villes, leur complexité et leur potentiel.

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