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Art tribal : vieux marché, nouvelles perspectives ?

Plutôt marqué par sa stabilité, le marché de l’art tribal semble approcher d’une période de chargements, de mutations. De sorte à remettre en cause ses fondements ? Instantané d’un marché.

L

e marché de l’« art tribal » (communément appelé ainsi par ses commentateurs pour regrouper les arts classiques africain, océanien et américain) est un petit appendice du marché de l’art international. À côté de ses 60 milliards de dollars annuels et de ses plus grands records, il ne pèse pas bien lourd, c’est vrai, et apparaît plutôt comme un marché de niche, une spécialité pour collectionneurs passionnés. En 2017, on peut estimer grâce aux chiffres de la base de données spécialisée Artkhade (tous les chiffres cités dans l’article proviennent de la même source qui agrège les résultats des maisons de ventes), que le chiffre d’affaires mondial du secteur aux enchères a dépassé légèrement les 80 M€, renouant avec la croissance après un petit coup d’arrêt entre 2016 et 2015 (respectivement des exercices à 65 et 70 M€). À noter que dans ce marché comme dans les autres, nous ne disposons que des résultats de vente des maisons d’enchères — ceux des marchands n’ont pas à être rendus publics.

En 2017, et comme d’habitude, la part du lion s’est partagée entre les pièces africaines (38,8 M€) et océaniennes (27 M€), et la France fait figure de premier de la classe — elle représente près de 65 % du marché. Concernant le record des arts tribaux, il a été frappé aux enchères en 2014. C’était une statue féminine Sénoufo (Côte d’Ivoire ou du Burkina Faso), partie pour 12 M$ (avec frais). On est donc loin des 450 M$ atteints par Léonard de Vinci, ou des 110 M$ d’un Basquiat, adjugé chez Sotheby’s en mai 2017. « Pourquoi les chefs-d’œuvre de l’art africain devraient-il se vendre 10 à 100 fois moins cher que certains tableaux des pionniers de l’art moderne qui ont reconnu en eux la preuve d’une maîtrise exceptionnelle de la statuaire, et dont ils ont su tirer inspiration ? », s’interroge Jacques Germain, spécialiste de l’art ancien de l’Afrique noire.

Pourtant, depuis une bonne vingtaine d’années, aussi bien les chiffres qu’émergent des ventes publiques que les commentaires des marchands et des experts témoignent à première vue d’un marché en bonne santé, en croissance, et plutôt stable dans ses pratiques. En sus, les ventes des derniers mois, très dynamiques, ont confirmé une année 2018 au tempo relevé.

Tout récemment, Sotheby’s a été couronnée d’un grand succès lors de la dispersion la collection Elizabeth Pryce à Paris. Tous les lots ont été vendus, ce que les Anglo-Saxons appellent une « White glove sale », c’est-à-dire une « vente en gants blancs ». Au total, un million d’euros et deux fois l’estimation basse prévue avant vente. Le record de la session, à 225.000 €, a récompensé un bouchon de flûte biwat (Papouasie Nouvelle-Guinée). « Après la collection Murray Frum, Sotheby’s était heureuse de rendre hommage à une autre grande figure qui œuvra pendant plus de 50 ans en faveur de l’art océanien, Elizabeth Pryce, annonce fièrement Alexis Maggiar, directeur Europe pour les Arts d’Afrique et d’Océanie. À l’instar des artistes surréalistes, elle fut fascinée par la faculté des œuvres d’art d’Océanie à susciter l’émotion ».

« Pourquoi les chefs-d’œuvre de l’art africain devraient-il se vendre 10 à 100 fois moins cher que certains tableaux des pionniers de l’art moderne qui ont reconnu en eux la preuve d’une maîtrise exceptionnelle de la statuaire, et dont ils ont su tirer inspiration ? », s’interroge Jacques Germain

La « Vente Frum » à laquelle fait référence l’auctioneer a été l’un des plus grands succès de sa maison. C’était en 2014, et Sotheby’s parvenait non seulement à disperser cette collection prestigieuse, mais aussi celle de Myron Kunin — dont était issue la statue Sénoufo citée précédemment. À elles deux, elles avaient représenté un chiffre d’affaires de 45,4 M€. Un chiffre impressionnant, jamais vu, pour ce petit marché. Cette vente fait partie de ces grandes collections célèbres passées aux enchères, à l’instar de la collection Vérité, dispersée en même temps que l’ouverture du quai Branly en 2006, qui avait rapporté 44 M€ avec les frais. Un souvenir que tout le monde a gardé dans le marché.

Inerties et ruptures

Des ventes qui ont fonctionné récemment, il y en a eu d’autres… Le 30 octobre 2018, Christie’s Paris a cédé 30 œuvres issues du Palais Stoclet, la réalisation architecturale mégalo d’un entrepreneur de premier plan du début du XXe siècle, Adolphe Soclet, qui collectionnait aussi l’art africain. La cession des objets a rapporté presque 1,4 million d’euros (charges inclues), grâce à l’excellent résultat réalisé par un appui-tête Yaka (République Démocratique du Congo) cédé pour 1,2 M€. Un peu plus tôt dans l’année, la collection Durand-Dessert a plutôt déçu à Paris en juin 2018, même si une figure Mbembe (Nigeria), majestueuse, est partie pour 1,9 M€. Bref, des signaux qui apparaissent comme positifs.

« (…) la hausse des prix ne concerne que les segments les plus lucratifs »

Pourtant, derrière tous ces bons résultats et ces ventes fructueuses, se cachent deux phénomènes. Premièrement, la hausse des prix ne concerne que les segments les plus lucratifs, les plus en vue du marché. Elle récompense ce que l’on appelle des « pièces de qualité muséale » (expression qui ressemble plutôt à un label marketing qu’une observation historienne d’art). Dans les faits, le prix médian d’un objet d’art africain a chuté de 5.500 € en 2012 sous la barre des 1.000 € en 2017 — un niveau historiquement bas. Le marché se polarise, donc, et le phénomène est d’autant plus perceptible aux enchères.

« Beaucoup de nos clients sont des gens qui voyagent tout le temps. Pour eux, il est donc plus facile de choisir des pièces sur des enchères en ligne plutôt que de se déplacer dans de vraies galeries. » Pierre MOOS

« Cette flambée des prix est en grande partie due au fait que la plupart des ’’grands objets’’ sont connus, répertoriés et surtout convoités par les membres de la communauté ’’tribale’’ et pour cette raison, lors de ventes publiques, leur haute qualité et leur provenance irréprochable en font des trophées de plus en plus prisés par les connaisseurs », observe Jacques Germain. De son côté, Pierre Moos, qui organise le salon Parcours des mondes, tous les ans en septembre à Saint-Germain, constate qu’ « au niveau des marchands, il y a une baisse d’activité dans le monde entier, qui est dû à la concurrence des grandes maisons de vente qui écrêtent le haut du panier mais aussi et surtout celle en provenance d’Internet. Beaucoup de nos clients sont des gens qui voyagent tout le temps. Pour eux, il est donc plus facile de choisir des pièces sur des enchères en ligne plutôt que de se déplacer dans de vraies galeries. »

Bref, les choses changent. Et si autant de collections sont dispersées ces derniers temps, c’est pour une bonne raison. Celles constituées depuis les années 1950-60 arrivent à échéance. Les collectionneurs passent le relais, certains disparaissent et parfois leurs enfants ne souhaitent pas toujours donner suite aux collections de leurs parents, et donc les cèdent aux enchères. Nous assistions actuellement à un changement de génération. Ce qui donne aussi lieu à l’arrivée de nouvelles têtes. Ces dernières années, se sont installés dans Saint-Germain-des-Prés, entre la rue de Seine et celle des Beaux-Arts, Lucas Ratton (fils d’un grand marchand lui-même), Indian Heritage, Alexis Renard, ou encore Nicolas Rolland et Charles-Wesley Hourdé (qui a ouvert sa galerie après avoir dirigé le département de Christie’s Paris pendant cinq ans).

Un vieux marché

D’ailleurs, pendant la dernière édition du Parcours des mondes, ces deux derniers ont organisé une exposition qui n’est pas passée inaperçue. Il s’agissait d’un hommage rendu à une exposition mythique, ayant eu lieu en 1930 à la galerie Pigalle. Sur les 400 pièces de cet événement que certains historiens considèrent comme l’acte de naissance du marché de l’art « primitif » ou « nègre » disait-on alors, ils en ont rassemblé une vingtaine. « L’exposition Pigalle résume à elle seule tous les enjeux, symboliques et économiques, liés à la reconnaissance des arts premiers dans l’entre-deux-guerres en France ». Cet événement intervient à une période clé dans la formation du marché. À la fin des années 1920 et durant les années 1930, les vacations spécialisées dédiées aux arts d’Afrique, d’Océanie et des Amériques se multiplient à l’Hôtel Drouot. Dépassant le cénacle des artistes d’avant-garde qui ont initié la passion pour l’art ’’nègre’’ au début du siècle, le cercle des amateurs s’élargit. On voit apparaître de nouveaux collectionneurs, issus de milieux plus variés. Les marchands, experts et spécialistes divers se multiplient, de même que les ouvrages savants traitant des arts primitifs.

Tout ceci contribue à structurer le marché et à faire monter la cote des objets, les plus recherchés se négociant dès cette époque à des prix très importants. L’exposition à la galerie Pigalle incarne véritablement cette nouvelle ère. Ses organisateurs (Charles Ratton, Tristan Tzara et Pierre Loeb) sollicitèrent aussi bien les artistes de l’avant-garde (Picasso, Braque, Matisse, Miro, etc.), que les marchands spécialisés (Guillaume, Ascher, Moris, Hein, etc.) et les plus grands collectionneurs de l’époque (de Miré, Chauvet, Tual, etc.).

Les œuvres d’Afrique et d’Océanie qui y furent présentées étaient pour beaucoup exceptionnelles. L’exposition, par son formidable écho médiatique et populaire, contribua ainsi à asseoir auprès du grand public l’idée que ces statues et ces masques étaient des œuvres d’art à part entière et qu’en cela elles possédaient une valeur que beaucoup alors ignoraient. » Il est amusant de constater les analogies d’un marché tel que celui que décrivent Nicolas Rolland et Charles-Wesley Hourdé avec ce qui fait actuellement.

En effet, la résilience du marché de l’art tribal est forte, et sa petite taille le protège (encore ?) des prédations financières, au profit de la passion de ses acteurs. Les remous actuels, ce changement de génération, le développement des plateformes en ligne, la polarisation de marché, vont-ils modifier cette structuration séculaire ? On peut tout de même se permettre d’en douter…

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