La Biennale Internationale de Casablanca : une 5e édition engagée et cosmopolite

Fêtant son 10e anniversaire sous le signe « Les mots créent des images », la 5e édition de la Biennale Internationale de Casablanca s’inaugurait le 17 novembre dernier, proposant les oeuvres de 17 artistes locaux et internationaux déployées à travers trois adresses clés de la cité blanche : l’American Arts Center, le BIC Project Space et la So Art Gallery. 

Le 17 novembre dernier marquait une double célébration pour la Biennale Internationale de Casablanca. Artistes, amateurs et curieux d’art contemporain foisonnaient dans les espaces encore flambant neufs de l’American Arts Center pour souligner le dévoilement de sa 5e édition – tant attendue après des reports causés par la pandémie -, et commémorer les 10 ans d’impulsion de la biennale dans la scène artistique marocaine.

Orchestrée par l’historienne de l’art Christine Eyene, cette édition intitulée Les mots créent des images présente, jusqu’au 17 décembre inclusivement, une sélection de 17 artistes locaux et internationaux, dont les œuvres, allant de la performance à l’intervention digitale, sont réparties entre trois adresses clés de Casablanca: l’American Arts Center, le BIC Project Space et la So Art Gallery. Trois espaces, et donc plusieurs expositions contiguës, mais singulières, auxquelles trois jeunes commissaires, Selma Naguib, Patrick Nzazi Kiama et Juste Constant Onana Amougui, ont été invités à ajouter leur touche curatoriale et épauler le commissariat général d’Eyene.

« Les mots créent des images » : la photographie à l’honneur

Biennale certes multidisciplinaire, la photographie semble couronner cette 5e édition. Déjà, son titre et son thème, Les mots créent des images, découle du photographe sud-Africain George Hallett, l’artiste derrière les couvertures de l’African Writers Series, une collection emblématique des traductions anglaises de grands classiques de la littérature africaine du temps des Indépendances. Passionné de littérature, Hallett déclarait dans un entretien que « le mot crée une image dans l’esprit », une remarque qui, des années plus tard, allait conduire Christine Eyene à charpenter une biennale autour des plumes africaines comme catalyseuses de la création, mais aussi à réfléchir à l’héritage des mots, des langues et du signe dans la création des images. Ipso facto, un brillant hommage est rendu au photographe au 3e étage de l’American Arts Center où ses clichés occupent une pièce entière, donnant à voir une décennie de travail photographique déterré des archives – un corpus que les publics notamment non anglophones découvrent sans doute pour la première fois.

The Avondale Majorettes perform a number of various routines at each competition, and are expected to know each 10- 15 minute performance perfectly, as penalties are given for even the slightest deviation from the formation or step out of time.

Toujours à l’American Arts Center, où se déploie l’exposition Calling in Question, sont aussi présentés deux fragments de la série Landmarked de l’artiste multidisciplinaire afro-américaine Ada Pinkston. Ses autoportraits confrontent les socles de statues d’anciens généraux des États confédérés qui habitent l’espace public américain, les vestiges d’un lourd passé que Pinkston considère comme métaphores des silences et des voix étouffées dans l’histoire. Un peu plus loin, ce sont les clichés documentaires du photographe marocain Brahim Benkirane qui attirent l’oeil avec sa série documentaire Écrire l’Avenir. Appareil en main, Benkirane sensibilise sur un enjeu local : les conditions précaires des écoles primaires implantées dans les quartiers défavorisés de la banlieue de Casablanca. Un regard documentaire qui fait écho à Drummies, la série maintes fois encensée de la photographe sud-africaine Alice Mann présentée à la So Art Gallery. À son tour, la photographe fixe sa lentille dans les espaces de la jeunesse et capture les équipes féminines majorettes du Cap occidental, proposant une réflexion sur l’agentivité et l’autodétermination comme pierres d’assises de l’identité de ces jeunes captoniennes. Du côté du BIC Project Space, point de mire sur les archives narrées du photographe marocain Ziad Naittadi, porteuses d’histoires personnelles sur l’exil et la migration, qui s’étendent sur un mur entier de l’espace.


Mouvance contemporaine : critique et engagée

Black feminism, post-colonialisme, intersectionnalité : un fourmillement de courants et de concepts forts qui parsème la trame narrative des différentes expositions et façonne le corpus exposé. À cet égard, mentionnons Afroféminisme postcolonial, l’exposition de la So Art Gallery commissariée par Selma Naguib qui présente When The Moon Wanes, une installation de l’artiste indo-sud-africaine Sharlene Khan qui plonge dans les récits amoureux de ses figures maternelles à travers une lentille intersectionnelle et l’incontournable plume de bell hooks. Aux côtés de cette plongée dans l’amour interracial, se déploie la série photographique d’Aïsha Jemila Daniels, jeune artiste afro-américaine qui propose par le biais de sa What If Exploration, une contre-histoire où se renversent à coups de douce ironie la suprématie blanche et l’impérialisme occidental.

Image extracted from the short film « When the mone wanes » by Sharlene Khan

Autre point fort de l’irrigation de ces courants critiques dans le fil rouge de la biennale : Lypsinc de la pensée, une performance forte que Brandon Gercara, artiste et militant.e du milieu queer de La Réunion, livrait comme ouverture au vernissage du 17 novembre. Sous des projecteurs fuchsia, cadré.e d’un rideau clinquant et élevé.e sur une scène de fortune, Gercara jouait des codes du surjeu propre à la culture drag en troquant les paroles de reines de la pop à celles de féministes dont les théories sont dans l’air du temps. C’est ainsi que les voix d’Asma Lambaret, théoricienne du féminisme islamique, de François Vergès, figure du féminisme décolonial et d’Elsa Dorlin, celle du féminisme intersectionnel, résonnaient à travers l’artiste et s’offraient au public sous une forme nouvelle, loin des livres, opérant une démocratisation intellectuelle cruciale pour Gercara. « Je trouvais déjà que les drag queens faisaient un travail magnifique et super politique. […] Lidée mest venue à lÉcole dart de la Réunion. Javais besoin davoir toutes ces théories pour avoir les armes pour me défendre. Et, je nai pas la pratique de la lecture. Cest-à-dire que, dans ma famille, on ne prend pas un livre comme ça, par plaisir, ce nest pas vraiment ancré dans notre culture. Notre culture, cest plutôt regarder un film, écouter des interviews, des podcasts. En tout cas, moi jai accès à des pensées grâce à ça. »  

Outre cette puissante performance, ne manquons pas de mentionner celle de Khadija Tnana qui, quant à elle, a marqué le vernissage du BIC Project Space. Dans une installation de voiles suspendus, Tnana interprétait un segment de sa pièce de théâtre Tata Mbarka. Une histoire touchante qui puise dans ses souvenirs d’enfance du Maroc des années 50 et donne une voix à cette femme noire confinée à la cuisine que sa famille mit en esclavage. Une performance saisissante qui abordait avec sensibilité et transparence l’esclavage domestique, les violences sexuelles et le racisme dans l’espace marocain. 

À propos de la sélection

Concernant la sélection des artistes, on notera l’exclusivité de l’Afrique du Sud pour la représentation subsaharienne de cette édition. Une sélection qui, sans doute, étonne pour une biennale honorablement implantée sur le continent et dont l’édition aurait tout à gagner à offrir une visibilité à la création contemporaine de l’Afrique subsaharienne qui attire, autant qu’elle convoite, le monde de l’art. Un déséquilibre de représentation auquel la deuxième partie de la biennale prévue du 1er juin au 2 juillet 2023 saura sans doute remédier.

Brahim Benkirane, Écrire l’Avenir, 2018

Et si des 17 artistes sélectionnés, 6 sont issus d’un contexte sud-africain, que 3 d’entre eux, Brahim Benkirane, Khadija Tnana et Ziad Naittadi, sont originaires du Maroc. À cet égard, Christine Eyene précise: « La biennale de Casablanca est internationale. Donc il ne sagit pas simplement que les artistes marocain.e.s ou du monde viennent à Casablanca ou au Maroc et créent un art qui sinspire nécessairement de la ville ou du pays, mais plutôt davoir un dialogue autour de lart, à Casablanca tout en sexprimant de sa propre culture, de sa propre expérience, ou de ses propres intérêts dans toute leur diversité […]. » Reste qu’un ancrage local plus marqué du point de vue de la sélection aurait pu donner une meilleure visibilité à la scène contemporaine marocaine – notamment casablancaise – et sans doute initié nombreux des visiteurs internationaux au riche écosystème artistique du pays. Une occasion que la Biennale entend saisir pour son deuxième temps selon la commissaire générale. 

Biennale d’exception

Quoi qu’il en soit, en fêtant ses 10 ans, la Biennale Internationale de Casablanca fait cas à part. Lors d’une discussion dans le cadre des journées professionnelles qui ont jalonné la première semaine de la biennale, la commissaire et critique d’art Syham Weigant attirait l’attention sur la récurrente éphémérité des biennales au Maroc (après six éditions, la biennale de Marrakech n’est pas renouvelée depuis 2016 et celle de Rabat n’a connu qu’une édition en 2019). Une pérennité de la BIC qui en doit sans doute au mécénat particulier de son fondateur Mostapha Romli, président de la Fondation Maroc Premium, qui porte le projet de la biennale avec cœur depuis 2012. Formée de collaborations étroites, elle est le fruit d’une volonté individuelle qui la rend entièrement indépendante, un aspect distinctif que souligne fièrement sa commissaire : « La Biennale Internationale de Casablanca est importante tout dabord parce quil sagit dune initiative marocaine indépendante, qui prend le temps de mûrir, qui fait preuve de résilience et qui, de ce fait, compte aujourdhui dix ans dexistence. Cette indépendance est significative dans le contexte du continent africain. » 

Une visite au cœur de cette biennale qui se veut au diapason de l’effervescence de Casablanca est donc vite obligée. C’est avec patience qu’il faudra attendre la mi-décembre pour que le programme de sa seconde partie, qui promet autant qu’elle attise la curiosité, soit officiellement annoncé.

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À propos de l’auteur

Anaïs Auger-Mathurin

Anaïs Auger-Mathurin est une rédactrice, commissaire indépendante et masterante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Diplômée en histoire de l’art de l’Université de Montréal, ses recherches actuelles portent sur les circuits marchands de l'art traditionnel en Afrique de l’Ouest avec un accent sur les stratégies commerciales et les enjeux contemporains des marchands et des antiquaires ouest-africains. Amoureuse des arts, de l’histoire et des mots, elle se passionne pour la production culturelle et intellectuelle africaine et afro-descendante et articule ses écrits autour de la décolonisation des regards et des institutions occidentales.

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