Broder l’intime au jardin : retour sur « J’aimerais me voir dans tes yeux » de Rachel Marsil

Replongée dans «J’aimerais me voir dans tes yeux», la première exposition personnelle de Rachel Marsil déployée à la galerie Cécile Fakhoury de Dakar jusqu’au 25 novembre 2022.

Depuis le soir du 16 septembre, l’antenne dakaroise de la galerie Cécile Fakhoury arbore les allures d’un jardin intime. Sous le pinceau de Rachel Marsil, artiste multidisciplinaire d’origine française et sénégalaise, ayant grandi au rythme de la culture ivoirienne, zestes de citron, fleurs d’hibiscus et pétales de passiflores parfument la galerie. Si exposer sur le continent africain n’est pas une première pour la jeune artiste dont les œuvres figuraient dans l’exposition collective Memoria présentée au MuCAT d’Abidjan et comptaient parmi la sélection de la dernière foire Art x Lagos, voir le fruit de son travail occuper l’entièreté d’une galerie en est une. En effet, avec « J’aimerais me voir dans tes yeux », Rachel Marsil signe sa toute première exposition personnelle.  

L’un. e ne pourrait parler du corpus de Marsil sans en évoquer la fougue de sa palette. À peine un pied chez Cécile Fakhoury que l’œil s’embue d’oranges sanguine, de jaunes safran et de verts malachite. Des cimaises émaillées de masses de couleurs tropicales qui donnent le ton au reste de l’exposition et introduisent on ne peut mieux à l’univers pictural de l’artiste. De ses petits Instantanés sur papier à Mamie avait toujours des citrons en majesté près de la baie vitrée de la galerie, l’artiste travaille ses aplats acidulés dans un non finito maîtrisé, marquant la toile de son passage. Une facture qui rappelle celle d’un Matisse ou d’un Cézanne, où les coups de pinceau ne cherchent pas à se faire discrets et donnent l’impression que l’œuvre prend forme sous nos yeux.

Rachel, Marsil, Mamie avait toujours des citrons, 2022.
Photo © Khalifa Hussein

Importe aussi ce quelque chose d’agréablement économe dans la touche de Rachel Marsil. D’une main libre et légère, elle dresse les contours de formes gardées à leur essentiel ; quelques traits suffiront pour former les contours d’une bouche, l’arête d’un nez. Les silhouettes qu’elle peint ont ainsi des traits suggérés plus qu’individualisés — bien que certain. e. s. pourront reconnaître le portrait de l’artiste dans certaines œuvres —, mais demeurent différenciées par leur manière d’habiter l’espace pictural. L’œil attentif aura remarqué qu’elle a quelquefois troqué ses pigments et ses pinceaux pour du raphia et une aiguille, et accentué les traits d’un visage ou le galbe d’une orange en brodant à même son canevas. Une exploration technique qui rehausse ses Portraits en fleur et les scènes de marché exposées au sous-sol de la galerie, et propose un magnifique clin d’œil à son double chapeau de designer textile.

Perméable à ses expériences personnelles, le corpus de Rachel Marsil donne à voir des corps en repos, cadrés de fruits et de fleurs, lovés dans des scènes de tendres étreintes, de retrouvailles ou de causeries, sinon absorbés dans leur rêverie diurne. Devant ces moments dérobés à ce qui se déroule normalement entre quatre murs, ses toiles se transforment en fenêtre ouverte sur l’intimité du quotidien. Ainsi, comme un curieux qui vague dans la rue, fouillant du regard des intérieurs éclairés, on tombe sur l’intérieur d’un salon, d’une chambre à coucher ou sur le seuil d’un jardin où s’anime un pique-nique. Face à ces fenêtres, l’on s’y sent presque intrus, fixé.e par le regard des sujets de Marsil, vraisemblablement interpellés par notre passage. Si l’expression de leur visage reste impénétrable, elle n’a rien de négatif ; notre présence n’est pas indésirée, seulement constatée, comme en attente que l’on s’introduise, que l’on amorce la conversation. Et c’est peut-être là que réside tout le magnétisme des œuvres de Marsil, dans la représentation du premier contact avec celui qui nous est étranger, du premier regard, de la première impression. Car, vraiment, nous aimerionsnous voir dans leurs yeux, saisir ce que ces sujets observateurs voient de nous, question d’appréhender son reflet de l’autre côté du miroir. 

Mon cadeau pour toi (Couple et passiflore), 2022 et Réunies, (sœurs et chaise jaune), 2022.
Photo © Khalifa Hussein

Soulignons également la brillante scénographie qui abrite tout ce corpus d’œuvres récentes. Intégrant des plants de fleurs tropicales çà et là, elle est soigneusement réfléchie pour être au diapason de la botanique peinte de Marsil. Une touche florale qui donne l’impression d’un débordement de ses jardins intimes hors de l’espace pictural, une sortie du cadre qui pose les jalons d’une réflexion de la galerie comme un autre espace de rencontres et de rêveries à investir. 

Vue d’exposition Galerie Cécile Fakhoury (Dakar)
Photo © Khalifa Hussein

Bien qu’il s’agisse d’une exposition personnelle, Rachel Marsil n’est pas seule sous les feux des projecteurs : à ses côtés, la céramiste Esther Hien, aussi applaudie pour la confection des deux jattes en céramique qui trônent au centre de la galerie. Encore là, l’œil assiste à un débordement de contenu ; voilà donc que les vases et les récipients gorgés de fruits que Marsil intègre dans ses œuvres trouvent une forme tangible dans la réalité du moment. Ces récipients, ce sont ceux de ses Tables de marché et de ses Vendeurs de fruits ambulants, ceux que Marsil investit en tant que symboles d’abondance et qui lui permettent notamment d’explorer l’espace du marché depuis son projet de diplôme de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Un lieu dense, en lui-même poésie de l’abondance, qu’elle voit comme un vivier de circulations de produits frais, locaux ou étrangers, et d’interactions humaines, où se tissent tantôt des rencontres éphémères et des causeries de l’ordinaire entre réguliers. D’ailleurs qui s’est aventuré dans les marchés de Dakar, notamment celui de Kermel situé non loin de la galerie, retrouvera dans cette série une imagerie fort familière.  

Rendez-vous donc à la galerie Cécile Fakhoury jusqu’au 25 novembre prochain afin de plonger dans un univers où se tressent fruits frais, fleurs et intimité. 

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À propos de l’auteur

Anaïs Auger-Mathurin

Anaïs Auger-Mathurin est une rédactrice, commissaire indépendante et masterante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Diplômée en histoire de l’art de l’Université de Montréal, ses recherches actuelles portent sur les circuits marchands de l'art traditionnel en Afrique de l’Ouest avec un accent sur les stratégies commerciales et les enjeux contemporains des marchands et des antiquaires ouest-africains. Amoureuse des arts, de l’histoire et des mots, elle se passionne pour la production culturelle et intellectuelle africaine et afro-descendante et articule ses écrits autour de la décolonisation des regards et des institutions occidentales.

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