Par-delà la rencontre : le syncrétisme d’Amalia Laurent
Les 22 et 23 mars dernier, l’artiste franco-javanaise Amalia Laurent investissait la Sainte-Chapelle de Paris en présentant Loro-loroning atunggal, Unifier ce qui est double, une série de quatre performances multidisciplinaires nouant un dialogue entre l’holisme javanais et la liturgie chrétienne occidentale.
C’était en novembre 2021. Ce soir-là, je rencontrais Amalia Laurent lors d’un pot de rentrée de l’EHESS. Le regard brillant d’un rare feu et les mots propulsés par l’enthousiasme, la jeune artiste-chercheuse évoquait déjà le projet d’investir la Sainte-Chapelle, une idée mûrie par le désir de rencontre entre sa double culture indonésienne et française. Architecture, musique, gamelan et monde imaginaire dessinaient déjà les contours des réflexions qui allaient aboutir aux quatre performances présentées les 22 et 23 mars 2023 au cœur de la chapelle palatine. Intitulées Loro-loroning atunggal, Unifier ce qui est double, ces performances ont fusionné la liturgie chrétienne et l’holisme javanais dans un art fragile de la coexistence, une proposition syncrétique au cœur d’un joyau de l’architecture gothique. Parce qu’en amont de ce projet, des questions essentielles avaient dûment nourri l’artiste : l’imaginaire peut-il transformer l’architecture d’un lieu sacré ? Que peut la musique sur les mondes visible et invisible ? Autant de questions auxquelles ces performances répondent et en exploitent toutes les possibilités.
Une Amalia Laurent sereine, majestueuse derrière un ensemble de gongs massifs, attendait patiemment que le public gagne sa place de part et d’autre de la nef. La pénombre gagnant la chapelle, les murmures des spectateurs se sont rapidement estompés. Éclairée à la lueur des chandeliers et des quelques sources lumineuses disposées autour, la Sainte-Chapelle semblait avoir retrouvé son atmosphère pieuse du 13e siècle. Accompagnés du compositeur Christophe Moure, trois joueurs de gendèr, instrument traditionnel indonésien, se sont joints à la partie. Pendant presqu’une heure, le son creux des gongs, la pluie de percussions offerte par le gamelan et deux voix puissantes formaient un somptueux paysage sonore, naturellement amplifié par les hauteurs vertigineuses de la chapelle. Modelant l’espace, les sonorités et les chants érigeaient à eux seuls une seconde dimension architecturale, une de l’intangible, formée par la portée de l’écho qui enveloppait le public.
S’ajoutait à cette épaisseur sonore une expérience visuelle à part entière. Trois œuvres textiles flottaient dans l’espace : l’une devant l’entrée du portail, les deux autres exposées devant le chœur de la chapelle. Amalia Laurent a sciemment travaillé ces voiles de tarlatane afin qu’ils puissent faire écho à la palette de la mosaïque environnante et des mille vitraux du monument gothique. Filtrant l’espace, ces transparences mouchetées formaient une espèce de frontière poreuse entre l’ici et l’ailleurs – l’au-delà ? Dans tous les cas, d’un autre côté –, derrière lesquelles trois danseuses performaient une gestuelle du corps orchestrée par la chorégraphe Kadek Puspasari. L’attention portée à l’éclairage a permis un magnifique jeu d’ombres et de lumières, dupliquant la silhouette des danseuses derrière les voiles et faisant danser leur ombre sur les parois vitrées de la Sainte-Chapelle.
Sans discordance, Amalia Laurenta su introduire un rituel étranger au cœur d’un haut lieu de la chrétienté, un pari audacieux et remporté. Exemple d’hybridation où se négocient deux cultures, Loro-loroning atunggal, Unifier ce qui est double a été la proposition d’un nouveau syncrétisme, fondé avant tout sur les stimuli des sens face à l’intangible ; car à la Sainte-Chapelle ou au temple de Borobudur, n’est-ce pas le même vertige que l’on ressent ? Les mêmes frissons qui courent le long de la nuque lorsqu’un gong puissant fait vibrer l’espace ? Le même état d’esprit, mi-extase, mi-émoi, qui nous convoie à croire en quelque chose de plus grand ?