La ruée vers la numérisation : Le nouveau terrain de jeu de l’art africain

Les effets socio-économiques dévastateurs du coronavirus font transcender un paysage numérique, déjà naissant, vers une compréhension globale et la vente d’art africain.

Il est désormais assez redondant de dire que le monde de l’art embrasse le monde numérique comme jamais auparavant. Lorsque la planète a été contrainte de se confiner, bien qu’à des degrés divers, les maisons de vente aux enchères, les galeries, les artistes, les curateurs, les musées et les institutions n’ont eu d’autre choix que de suivre ce que d’autres faisaient déjà : Avoir une présence en ligne.

« Comment les galeries locales survivent-elles à cette crise mondiale ? Je crains que la majorité – et pas seulement les plus jeunes – ne soient déjà en difficulté », a déclaré Merriem Berrada, directrice artistique du Musée d’art contemporain africain Al Maaden (MACAAL) à Marrakech. « Les galeries et les institutions doivent avoir un programme numérique solide ». La clé, du moins pour le moment, est de forger une présence dynamique sur la toile.

Les musées d’Europe et d’Amérique du Nord, qui ont accueilli un nombre sans précédent d’expositions sur l’art contemporain d’Afrique ces dernières années, sont tous fermés à ce jour en raison du Covid-19. Les nombreuses foires artistiques consacrées à ce sujet qui ont vu le jour dans le monde entier à Londres, Marrakech, New York, Lagos, Paris, Le Cap, Johannesburg et Doula, ont été reportées. Comme le reste du monde de l’art, la scène artistique africaine est confrontée à une perte de matérialité et à un monde de plus en plus numérique.

Une montée en puissance en ligne

Kelechi Charles Nwaneri, Can't Let Go, 2019. Acrylique fusain aquarelle sur toile, 140 x 153cm. Courtesy 1-54 foire d'art contemporain africain New York Mai 2020 et Ebony Curated Une course à la numérisation : Le nouveau terrain de jeu de l'art africain
Kelechi Charles Nwaneri, Can’t Let Go, 2019. Acrylique fusain aquarelle sur toile, 140 x 153cm. Avec l’aimable autorisation de 1-54 foire d’art contemporain africain New York Mai 2020 et galerie Ebony Curated

L’édition new-yorkaise de la foire d’art contemporain africain 1-54 qui accueille également des éditions à Londres et à Marrakech, devait avoir lieu en mai, mais a été reportée à 2021. La prochaine édition de la foire est ainsi prévue du 8 au 11 octobre 2020 à Londres. Encore sous le choc du report soudain de l’édition de New York, la foire a été rapidement transférée en ligne. Présentant 25 galeries du monde entier, elle se tiendra désormais exclusivement sur Artsy du 6 au 30 mai, avec des avant-premières VIP les 4 et 5 mai. « Nous verrons combien de galeries vendent en ligne et nous saurons ensuite ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas », a déclaré la fondatrice et directrice de la foire, Touria El Glaoui, depuis sa quarantaine dans le sud de la France. « Tous mes espoirs sont pour notre foire à Londres en octobre. »

« La leçon à tirer de cette expérience est que nous pourrions avoir besoin d’une plate-forme numérique comme une extension de la foire », a ajouté Mme El Glaoui. « Nous avons encore beaucoup de candidatures pour notre foire en octobre. Pour les galeries post-Coronavirus, la première chose qu’elles voudront faire sera de sortir et de vendre en septembre et octobre – si elles sont capables de le faire physiquement ».

La scène voit également le développement de plateformes en ligne complètes pour l’art contemporain d’Afrique. L’une d’entre elles, Artskop3437, qui a lancé sa Base de données d’artistes et un espace d’achat en prise directe d’oeuvres d’art nommé Collecting Space en décembre 2019, fonctionne comme un espace dédié à la promotion d’une meilleure compréhension de l’art africain. Depuis le début de la pandémie de Covid-19, le site voit une considérable augmentation du nombre de nouvelles galeries souhaitant rejoindre le projet collectif .

« Nous travaillons également avec des musées pour mettre en ligne leurs collections permanentes sur Artskop3437, avec des institutions comme le MACAAL à Marrakech, par exemple, qui est partenaire du projet depuis décembre dernier », ont déclaré les co-fondateurs, Prince Malik et Jordan. Artskop travaille avec des galeries de premier plan sur le continent et dans le monde, notamment la Galerie Cécile Fakhoury (Côte d’Ivoire, Sénégal, France), la galerie SMAC (Afrique du Sud), Espace d’art contemporain 14°N 64°W (Martinique, Etats-Unis), pour n’en citer que quelques-unes.« Il est urgent d’écrire, de structurer et d’archiver la création artistique africaine par l’histoire de l’art. Et le numérique est un formidable outil. Nous n’avons pas attendu le Covid-19 pour cela », ont poursuivi les fondateurs du site. « Alors que les foires aident les galeries à vendre des œuvres d’art de plus de 5 000 euros, Artskop les aide à vendre des œuvres pour ce ou moins que ce montant grâce à l’outil d’achat direct en ligne. Nous nous considérons comme un outil pour l’éducation artistique et le marché de l’art africain ».

Sur le plan institutionnel, les grands musées du continent mettent en ligne leurs collections et leurs expositions, tout comme leurs homologues ailleurs dans le monde. Le Musée des civilisations noires de Dakar, qui a ouvert ses portes en décembre 2018, est désormais fermé, mais il filmera ses expositions pour les diffuser à la télévision nationale. « Tout le monde au Sénégal pourra désormais voir le musée et ses expositions », a déclaré Oumy Diaw, une spécialiste de la communication basée à Dakar. On pourrait ainsi affirmer que l’histoire de l’art africain peut désormais être accessible à un public plus large que jamais, ce qui est un résultat positif de la pandémie.

Pendant ce temps au Cap, le Zeitz MOCAA propose des visites 3D du musée en partenariat avec Google Arts and Culture et sur sa chaîne YouTube. À Marrakech, le Musée d’art contemporain africain Al Maaden (MACAAL), qui a ouvert ses portes en février 2018, crée un programme spécial en ligne, qui comprendra des contenus autour de son exposition actuelle « Avez-vous vu un horizon récemment ? » ainsi que des interviews en Live d’artistes, de curateurs, de comédiens et d’autres personnalités du monde de l’art. En termes de développement communautaire, le « bootcamp » de MACAAL – programme de formation qui se déroule sur deux semaines – offre des créneaux aux participants qui ont besoin d’aide pour présenter des idées, soumettre des projets ou répondre à des besoins spécifiques, comme la construction d’un modèle économique.

Efforts collaboratifs

Vue de l'installation de l'exposition Comment disparaître - How To Disappear à la galerie Goodman. © Galerie Goodman Une course à la numérisation : Le nouveau terrain de jeu de l'art africain
Vue de l’installation de l’exposition Comment disparaître – How To Disappear à la galerie Goodman. © Galerie Goodman

La galerie sud-africaine de premier ordre: Goodman, qui dispose également d’un nouvel espace physique à Londres sur Cork Street depuis peu, a ouvert les portes virtuelles de ses espaces en ligne en Afrique du Sud et au Royaume-Uni, offrant ainsi un programme numérique renforcé composé d’expositions de galerie, de salles de visualisation en ligne hebdomadaires sur mesure, des Instagram LIVE et un festival du film en ligne. « Ayant servi d’espace vital et non discriminatoire pour les artistes pendant les années d’apartheid, la Galerie Goodman cherchera à s’inspirer de ce profond héritage en cette période de crise », a déclaré la directrice de la Goodman Gallery, Liza Essers. « Nous allons repenser le rôle que nous pouvons jouer pour soutenir nos artistes et collaborer avec eux afin de provoquer un changement social et faire la différence en cette période ». La galerie a également lancé une campagne de collecte de fonds en vendant des éditions limitées de textiles d’artistes tissés pour soutenir la Clinique Witkoppen en Afrique du Sud, une organisation à but non lucratif qui dessert 1,3 million de personnes dans les communautés les plus défavorisées de Johannesburg. Les textiles sont conçus par les artistes de la galerie Ghada Amer & Reza Farkhondeh, Broomberg & Chanarin, Nolan Oswald Dennis et Samson Kambalu.

La galerie Stevenson, qui possède des espaces au Cap et à Johannesburg, a également embrassé la sphère du numérique. La galerie a ouvert son exposition de l’artiste peintre sud-africaine Thenjiwe Niki Nkosi en ligne et via Instagram. Stevenson accueille également Udludlilali, une exposition individuelle de l’artiste Mawande Ka Zenzile. « Pour ces deux expositions, nous concentrons nos efforts sur le web, en travaillant avec les cinéastes pour faire vivre à notre public l’expérience de chez eux », a déclaré Sinazo Chiya, l’attachée presse de la galerie. « En général, nous utilisons ce temps pour trouver d’autres moyens d’établir un contact direct avec les gens de notre écosystème – nous y sommes tous ensemble ».


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Graines d’espoir

Eddy Kamuanga Ilunga, Ko Bungisa Mbala Mibale 2. Vendue pour 62 500 GBP (71 770€) lors de la première vente aux enchères en ligne de Sotheby's consacrée à l'art moderne et contemporain d'Afrique. (Mars 2020) Une course à la numérisation : Le nouveau terrain de jeu de l'art africain
Eddy Kamuanga Ilunga, Ko Bungisa Mbala Mibale 2. Vendue pour 62 500 GBP (71 770€) lors de la première vente aux enchères en ligne de Sotheby’s consacrée à l’art moderne et contemporain d’Afrique. (Mars 2020)

Contre toute attente et malgré le contexte économique ébranlé par la pandémie mondiale, la sixième vente d’art Africain moderne et contemporain de Sotheby’s (27-31 mars dernier), qui a dû se remanier rapidement en son tout premier format uniquement en ligne après l’annonce du confinement au Royaume-Uni le 23 mars, a totalisé 2 881 741$ (estimation 3 587 000$), avec plus de 100 œuvres de 58 artistes de 21 pays.

La vente aux enchères a été dominée par l’oeuvre Grape Packer d’Irma Stern de 1959, et a atteint 531 309 $ – bien positionnée entre ses estimations basses et hautes de départ 436 822 à 686 435 $. Un tableau du maître nigérian Ben Enwonwu, Sefi (1953) a fait 305 350 $. La jeune star de la RDC Eddy Kamuanga Ilunga, Ko Bungisa Mbala Mibale 2, s’est vendue 76 338 $ et sa Ko Bungisa Mbala Mibale 3 a rapporté 53 436 $, prouvant ainsi une constante popularité sur le marché secondaire.

« La plate-forme en ligne nous a certainement permis de convertir notre vente en salle, en vente en ligne en toute continuité », a déclaré Hannah O’Leary, responsable du département Art Africain moderne et contemporain chez Sotheby’s.« Il est intéressant de noter que depuis la clôture de la vente, nos collectionneurs qui préfèrent généralement enchérir en personne ou par téléphone ont tous convenu qu’il était beaucoup plus facile d’enchérir en ligne qu’ils ne l’avaient jamais imaginé », a-t-elle ajouté. « L’élément le plus remarquable pour moi a été le nombre de nouveaux acheteurs que le format en ligne a apporté : 35% des enchérisseurs de notre vente étaient nouveaux chez Sotheby’s, et près de 30% des enchérisseurs avaient moins de 40 ans. En fait, la vente aux enchères a vu presque 50% d’enchérisseurs de plus que la vente équivalente de l’année dernière, et je suis sûr que cela explique en partie l’augmentation correspondante du chiffre d’affaires ».

Alors que le débat n’est pas encore clos sur la question de savoir si les salles de présentation en ligne des galeries d’art –Viewing Rooms – se traduisent par de bonnes ventes, le succès de la vente d’art africain moderne et contemporain de Sotheby’s signifie que les ventes aux enchères, même lorsqu’elles sont contraintes de travailler à distance, peuvent toujours être très rentables.

D’un point de vue plus caritatif, Arthouse Contemporary à Lagos, au Nigeria, a organisé une vente aux enchères caritative en ligne pour soutenir l’aide face au Covid-19, qui s’est clôturée à minuit le 15 avril. « L’argent collecté permettra de fournir de la nourriture aux communautés mal desservies de l’État de Lagos ainsi que de soutenir les artistes locaux émergents en ces temps difficiles », a déclaré la fondatrice Kavita Chellaram. Sur une autre note positive, Arthouse Contemporary a été acceptée pour participer à la prochaine édition de Frieze Masters, marquant ainsi la première galerie du continent à participer à la prestigieuse foire, prévue à Londres en octobre.

De nouvelles initiatives en ligne, telles que Art et About Africa, récemment lancée, font briller davantage de lumière à travers les fenêtres du confinement. Lancé le 20 février, le site vise à mettre en relation tous les acteurs du continent travaillant dans le domaine de l’art africain. Compte tenu de la crise actuelle, les fondateurs du site ont également lancé ART : Essential Need. « Nous voulions créer une connexion virtuelle au delà des murs physiques de l’isolement et en même temps collecter des fonds pour soutenir les artistes du continent africain », a déclaré la co-fondatrice Lidjia Khachatourian, qui dirige également avec son mari AKKA Project, une galerie ayant des succursales à Dubaï et à Venise.

« Nous avons demandé aux artistes de créer des œuvres d’art sur leur état d’isolement actuel pour la constitution d’un livre numérique qui sera vendu et disponible sur une plateforme de Crowdfunding aux côtés de tirages en édition limitée et d’œuvres originales d’artistes invités », a-t-elle expliqué. L’argent collecté, en échange du livre numérique, des estampes et des œuvres d’art, servira à constituer les subventions d’urgence, et tous les artistes participants bénéficieront à parts égales de l’argent collecté.

Des graines d’espoir pousseront au fur et à mesure que la scène artistique s’adaptera à la nouvelle configuration qui émerge, qu’elle soit temporaire ou durable. L’art et la créativité, semble-t-il, sont nécessaires plus que jamais, même au milieu du chaos actuel, ne serait-ce que pour donner de l’espoir. Comme l’affirme Lidjia Khachatourian, « La beauté sauvera le monde. » citant le célèbre romancier russe Fyodor Dostoïevski.

* La photo de profil de cet article est une œuvre de l’artiste Nengi Omuku, Funke I, 2019. Huile sur Sanyan. 91,4 x 61 cm. 36 x 24 in. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Kristin Hjellegjerde.

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