Rencontre avec l’artiste multidisciplinaire Evan Sohun

Evan Sohun finalisant une oeuvre dans son atelier à Maurice. © Photo Artskop3437
Evan Sohun finalisant une oeuvre dans son atelier à Maurice. © Photo Artskop3437

Lorsque l’on demande à Evan Sohun de se présenter il répond avec humilité et un sourire timide « Je suis artiste peintre. » Nous découvrons bien assez tôt que c’est un peu réducteur pour ce talentueux artiste. «J’ai toujours aimé dessiner mais je n’étais pas bon techniquement.» Depuis ses débuts, son art a bien évolué en une quinzaine d’années, pour ce jeune artiste plasticien né à Maurice en 1985. « Il y a une quinzaine d’années, les références auxquelles nous étions exposés en tant que bédéistes étaient les auteurs de bande dessinée franco-belges avec un style de dessin net, fin, à la technique bien maitrisée. Et moi, je ne me retrouvais pas dedans. Je me disais alors que je ne savais pas dessiner ». Il part pour des études de Graphic Design à Londres  d’où émanent des inspirations artistiques diverses et variées. Après trois années d’études, il décide en 2007 de rentrer au pays. «À mon retour à Maurice, je me suis retrouvé confronté à la dure réalité de la vie et du marché du travail.» Ne se satisfaisant pas essentiellement de la bande dessinée, il ressent le besoin d’élargir sa pratique «J’ai choisi d’explorer de nouveaux univers parce que je me sentais limité dans la bande dessinée et j’avais soif de nouvelles découvertes artistiques.» 

Evan participe à plusieurs salons du livre et son travail est publié dans plus d’une dizaine d’ouvrages localement et à l’international. Pourtant, ce n’est qu’en 2013 qu’ Evan se met à transcrire son univers sur des toiles suite à sa rencontre avec l’artiste et ami Gael Froget, qui lui loue d’ailleurs aujourd’hui un espace au rez-de chaussée de son atelier. Ce dernier l’encourage vivement à peindre.

Fresque murale réalisée par Evan Sohun. © Evan Sohun
Fresque murale réalisée par Evan Sohun. © Evan Sohun

En 2015, lors d’un festival culturel à Maurice, Evan est invité à réaliser une grande fresque murale. Depuis, on voit apparaître son univers sur les murs et dans les espaces urbains de son pays. Il multiplie les collaborations. S’expose aussi bien sur l’île (festival national d’art contemporain de Maurice en 2016,  1ière exposition solo en 2017 à la galerie Imaaya, une commande de fresque murale réalisée à Maurice et commissionniée par Sanlam Private Wealth), qu’en Afrique du Sud (Com!cs Focus à AVA Galerie au Cap en 2018).

«2019 a été une année dense pour moi» souligne Evan. En effet l’étoile montante de Maurice1comme aime le nommer Kervina Jeewooth-Chinnayya une collectionneuse d’art à Maurice vient d’avoir sa seconde exposition personnelle à la galerie Imaaya et nous dévoile sa toute dernière publication : un livre d’art : «Hervé par Evan» publié en septembre 2019 aux éditions la Maison des Mécènes – maison de publication fondée par la militante culturelle Brigitte Masson fille d’ Hervé Masson – regroupant une série de peintures et un poème qu’il a réalisés en hommage au peintre, graveur, poète et journaliste Hervé Masson, disparu en 90 et dont le centenaire est célébré cette même année.

Oeuvre de Evan Sohun qu’il décline en peintures dans le livre « Hervé par Evan ». © Evan Sohun.
Oeuvre de Evan Sohun qu’il décline en peintures dans le livre « Hervé par Evan ». © Evan Sohun.

Avec ce livre d’art, Evan narre une interprétation abstraite du parcours d’Hervé qui fût en recherche créative perpétuelle toute sa vie.

En novembre dernier, cet infatigable collaborait aussi avec l’artiste designer française Julie Stephen Chheng pour créer sur le mur de l’Institut Français à Maurice une peinture murale dans laquelle Toudim, personnage-signature d’Evan et Tanukis, esprits de la nature inspirés par la mythologie japonaise mis en scène par Julie Stephen Chheng – évoluent ensemble dans l’univers créé par Evan. Le tout en réalité augmentée, pratique se trouvant au cœur de la démarche artistique de Julie Stephen Chheng.

Evan Sohun, Moondance, 2019. © Copyright the artist.
Evan Sohun, Moondance, 2019. © Evan Sohun

C’est donc dans le centre de l’île qu’Evan s’établit dans l’atelier qu’il occupe actuellement depuis 2016. Dès l’entrée, quiétude et luminosité sont les maîtres mots. Difficile de ne pas être happé par ses sculptures aux couleurs pop de son personnage principal nommé «Toudim», mi-homme mi-canidé (chien, loup), par l’intermédiaire duquel, l’artiste construit sa quête d’identité dans la compréhension de l’Homme moderne. Les toudims sont sa représentation abstraite de l’humain. Dérivé du créole mauricien Tou dimounn qui veut dire tout le monde, Toudim a évolué en taille et en expressions. « J’ai crée Toudim car j’arrive difficilement à dessiner l’humain, en tout cas pas comme je l’aurais voulu. Par contre je représente l’humain à travers ce personnage. Je lui donne des positions et attitudes humaines. Avant je lui attribuais des expressions faciales au travers des yeux, le museau, des canines, etc. Maintenant je souhaite le laisser libre de toute émotion. Toudim est sans visage. Il est universel. Il est tout le monde ».

Toudim accompagne Evan depuis ses débuts dans la bande dessinée et a évolué au fil du temps. «Mon envie et ce besoin de raconter des histoires passe toujours par des personnages. Mais, aussi, je peux vraiment m’amuser avec lui. Je peux lui faire faire et dire des choses que je n’aurai pas le courage de faire ou de dire ». Au fil de la discussion, Evan se révèle donc être un artiste multidisciplinaire accompli. Il nous confie souhaiter créer très prochainement, en collaboration avec un artiste multi-média, une série de vidéos animées. Rien ne semble l’arrêter. Il déborde de créativité en fusion. Son univers c’est des traits noirs pour entourer des couleurs vives, ou pastelles. Un univers décalé, entre rêve et réalité, paysages urbains et intérieurs de maisons, ses œuvres sont pop, joyeuses et colorées. Un monde visuel qui peut faire penser à Keith Haring sans toute fois rechercher une analogie même si naturellement le fait que ces deux artistes aient conçu leur art hors des parcours académiques classiques, leur donne un point commun.

Evan Sohun, Morselman 2, 2019. Acrylique sur papier. © Evan Sohun
Evan Sohun, Morselman 2, 2019. Acrylique sur papier. © Evan Sohun

La couleur comme appât, la dénonciation comme point d’entrée d’une réflexion plus profonde

Pourtant ces couleurs sont des leurres et les œuvres d’Evan Sohun en apparence joyeuses racontent des histoires créoles et africaines assez profondes mais aussi fondamentalement universelles. «Mon travail est une dénonciation, il y a parfois de la colère et de la frustration.» À cela, il évoque le titre de la chanson « No surprises » du groupe de Rock Radiohead. « C’est une belle ballade, mais les paroles sont poignantes. Mes travaux sont un peu comme cette chanson, elles sont gaies et colorées au premier regard mais dans le fond, elles racontent une réalité moins joyeuse. Je parle, entre autres, en tout cas dans mon travail actuel, d’une certaine inégalité qui fait de nous qui nous sommes aujourd’hui. »

« Un cœur rempli comme une décharge
Un travail qui te tue à petit feu
Des hématomes qui ne guériront pas
Tu as l’air si fatigué et malheureux
Fais tomber le gouvernement
Ils ne, ils ne parlent pas pour nous
J’aurai une vie tranquille
Une poignée de main de monoxyde de carbone
Pas d’alarmes et pas de surprises
Silence, silence… »2Paroles du titre « No Surprises » de Radiohead.

« D’ou venons nous? Pourquoi sommes nous là aujourd’hui ? Pourquoi sommes-nous comme ça ? Pourquoi il y a eu ce qu’il y a eu ?…Nous avons été mis dans des boîtes et il est difficile d’en sortir ».

Parmi les nombreux sujets traités dans son travail il y a les inégalités sociales, l’égo-centrisme de la société moderne, l’éternelle soif humaine… On retrouve aussi les questions d’immigration, en particulier une référence à la notion d’ Engagisme, de travail contraint, intrinsèquement liée à l’histoire de Maurice et que l’ historien anglais, Hugh Tinker, désigna comme « une nouvelle forme d’esclavage ».3A New System of Slavery: The Export of Indian Labour Overseas 1820-1920 par l’historien Hugh Tinker, publié en 1974.

C’est en autre l’histoire que raconte en particulier l’œuvre, Marsan rev (Someone selling ‘Dreams’). En arrière plan ce beau champ de canne à sucre, peint aux couleurs chatoyantes, cache une histoire bien sombre. Celle des travailleurs engagés qui débarquèrent à l’île de France – le nom de l’île Maurice à l’époque de la domination française -, au début du XVIIIe siècle pendant les années 1830. Il s’agit surtout d’artisans d’Inde ou en provenance d’autres colonies françaises.4Claude WANQUET, La France et la première abolition de l’esclavage (1794-1802) [le cas des colonies orientales, île de France (Maurice) et la Réunion], Paris, Karthala, 1998, 664 pp, Les Indiens des Mascareignes. Simple Jalons pour l’histoire d’une réussite, Hubert Gerbeau 2002

Engagisme et passé colonial

Evan Sohun, Marsan rev (Someone selling dreams), 2019. © Copyright the Artist.
Evan Sohun, Marsan rev (Someone selling dreams), 2019. © Evan Sohun

La mise en place du contrat d’engagisme (et son équivalent anglais : indentured)5Les deux termes sont équivalents, dans la mesure où, à Maurice, les propriétaires étaient le plus souvent francophones, mais soumis aux règles du droit anglais. Les sources différentes parlent donc à la fois d’engagisme et d’indentured, même par rapport au même domaine. prévoyait que le capitaine (et/ou un employeur dans les colonies) avance les frais de voyage à l’émigrant qui, en échange, s’engage à travailler entre cinq et sept ans afin de rembourser sa dette. Pendant ce laps de temps, l’engagé peut être vendu (ou «transféré») et doit tout son temps à son maître/créancier. Toute négligence de sa part, tout manquement au respect des consignes en matière de travail, tout gâchis de matières premières ou d’outils sont sanctionnés par des pénalités. Ces dernières s’expriment par des retenues sur les gages ou, le cas échéant, par des journées, voire des semaines de travail supplémentaire. En un mot, la dette de l’engagé risquait souvent de s’allonger indéfiniment. Vers la fin du XVIIIe siècle, les Indiens constituent 40 % des hommes libres de couleur, mais 15 % seulement de la population servile.6Servants, Sirdars and Settlers: Indians in Mauritius, 1834-1874 (Oxford University South Asian Studies) publié en 1995 par Marina Carter

Entre les années 1830 et 1920, sur environ les 2 millions d’Indiens, d’Africains et de Chinois à destination de l’océan Indien, du Sud de l’Afrique, des Amériques et des Antilles concernés par ces contrats, le quart d’entre eux vont dans les Mascareignes. L’administration anglaise encourage l’immigration indentured. Ces immigrés « volontaires7R. Steinfeld, 1991 ; S. Engerman, 1999 ; M. Bush, 2000 ; F. Cooper, T. Holt, R. Scott, 2000 ; T. Brass, M. Van der Linden, 1997. Du fait de la complexité de ces formes d’immigration et de travail, un point important du débat historiographique porte sur le degré de liberté des immigrés et, dès lors, sur les frontières entre immigration indentured et esclavage, d’une part, indentured, travail salarié et émigration « volontaire », de l’autre. Une première orientation consiste à apparenter les contrats d’engagement et d’indenture au travail forcé ; ces contrats exprimeraient une « fiction juridique » car, dans la réalité, il s’agirait d’esclavage déguisé, les immigrés ne bénéficiant d’aucun droit réel. Au cours des dernières décennies, cette interprétation a été avancée par plusieurs auteurs, dont certains liés aux subaltern studies. En revanche, d’autres historiens ont contesté cette image et souligné la distance séparant le contrat indenture de l’esclavage. Principale Source : Indentured immigration in Mauritius, 1840-1870: conditions, abuse and resistance par Alessandro Stanziani, professeur d’histoire mondiale à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de l’Université de recherche PSL, France. Il est l’auteur de sept livres et de plus de 130 articles évalués par des pairs et a édité huit livres» étaient employés dans les plantocraties8Le terme de Plantocratie est défini comme étant des classes dominantes tout à fait capables d’extraire et d’accumuler le capital dans les îles. La plantocratie mauricienne a poussé le développement de l’île jusqu’aux limites imposées par la géographie et la structure de l’industrie sucrière.  Extrait du livre « Politique Africaine – les puissances moyennes africaines » par Jean Houbert Page 83. Décolonisation en pays créole : l’île Maurice et le Réunion. 10 Juin 1983. sucrières de Maurice. Des mestries ou recruteurs furent envoyés aux Indes, pour promettre, souvent, monts et merveilles à des coolies ou autres Indiens, surtout ceux qui furent les victimes des révoltes des Cipayes9Le soulèvement populaire qui eu lieu en Inde en 1857 contre la Compagnie anglaise des Indes orientales. Appelé aussi première guerre d’indépendance indienne ou rébellion indienne de 1857 et des famines subséquentes.

« Selon une légende populaire, à l’époque coloniale, les Britanniques promettaient aux indiens qu’en venant ici travailler la terre, surtout dans les champs de canne à sucres, ils trouveraient en dessous des pierres de l’or. » « Toudim se retrouve dans une petite cabane non loin des champs de cannes… Il est toujours en quête même si il ne le sait pas…» nous explique Evan. Les désillusions furent donc immenses pour ces candidats à l’exil économique – souvent pas payés – qui posèrent les bases du coolie trade, commerce de bras bruns de sinistre mémoire, qui devait prendre des tournures tellement inhumaines que des révoltes et des cas de vagabondage, de suicides ou de morts « par nostalgie » furent fréquents.

Evan a dû affirmer son art après des périodes de doute et de remise en question, mais il a su faire de sa différence une signature. « Aujourd’hui, je cherche la perfection dans l’imperfection » dit-il. À l’avenir l’artiste souhaite créer davantage sur des toiles que sur support papier, qui reste pour lui un medium naturel et confortable. C’est définitivement un artiste à suivre de près.

Evan Sohun est représenté par la galerie Imaaya à Maurice.

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