Sonia Merabet, Séquelles I, 2020. 110x75 cm Subligraphie

Représenter les non-dits : une réponse photographique de la violence faite aux femmes en Algérie

Sonia Merabet, Séquelles Bleues III, 2020 110x75 cm Subligraphie © galerie rhizome
Sonia Merabet, Séquelles Bleues III, 2020 110×75 cm Subligraphie © galerie rhizome

Cet entretien est entre Cindy Sissokho (CS) et les artistes Sonia Merabet (SM) et Abdo Shanan (AS) au sujet de leur exposition Untold actuellement présentée à la galerie rhizome à Alger et restera ouverte jusqu’au 08 Mars 2021.

Le commissariat d’exposition est de Myriam Amroun et Walid Aidoud, et a été développé dans le cadre de Remchet 3in, un projet en partenariat avec Dima Cinéma.

L’exposition discute et fait part des violences faites aux femmes dans le contexte de l’Algérie et des lourdes conséquences qu’elles engendrent directement sur les sujets – entre illustrations croisées, de processus de dé-configuration psychique, ou encore de hantises qu’évoquent la perception d’une ombre, celle même de soi. 1citation provenant du communiqué de presse de la Galerie rhizome, 2020.

Dans cet entretien, on y interroge les deux artistes et donc deux séries photographiques exposées répondant au thème de l’exposition : Séquelles Bleues par Sonia Merabet et Mémoire par Abdo Shanan.

CS : Quel a été vos premières réflexions et approches face au thème de la violence envers les femmes en Algérie, en lien avec les discours affiliés à votre pratique artistique ? Et en quoi ce discours complémente-t-il votre travail et mission photographique comme une certaine archive et mémoire ?

SM : J’avais beaucoup d’appréhension par peur de ne pas faire un travail à la hauteur de ce thème qui me tient à cœur. J’ai donc eu deux approches, et du coup deux séries photographiques différentes. Sur la première, une série qui a été publiée dans la campagne digitale par Dima Cinéma, dans laquelle j’ai voulu rester proche de la réalité et fidèle à la conception qu’on a de la violence, sans pour autant la prendre en photo. J’ai essayé de capturer l’ambiance et l’état psychologique accablant dont souffre une victime, à la manière d’un découpage de film. À l’inverse, avec la deuxième série Séquelles Bleues (celle exposée à la Galerie rhizome) j’ai voulu surprendre la vision des visiteurs et avoir une approche opposée à celle que l’on s’attend du thème. Malheureusement, les violences sont banalisées en Algérie. On reproche à celles qui luttent contre ce fléau de trop en parler ou de mal en parler.

L’approche choisie pour photographier Séquelles Bleues a été le résultat d’une réflexion autour d’un moyen de sensibilisation avec des procédés différents : à savoir choquer avec des images violentes. J’ai choisi d’explorer cela de manière plus subtile. Le noir n’est qu’un choix d’esthétique. J’ai voulu ressortir le bleu sur les ombres. Les ombres étant comme métaphore principale de ces séquelles. Le rouge était effectivement un choix évident et tout ce que cette couleur peut exprimer comme sensations paradoxales.

AS : En tant qu’artiste et photographe, j’ai toujours besoin d’avoir une affiliation personnelle avec le sujet sur lequel je travaille. Je dois y trouver un dénominateur commun, une provocation, et dans ce cas-là, c’était en lisant les histoires de femmes 2L’artiste se réfère au Livre Blanc du Réseau Wassila (2002), disponible via https://www.yumpu.com/it/document/read/17375434/livre-blanc-le-reseau-wassila qui ont subies des violences dans leur propre vie. J’ai été atteint par les souvenirs très détaillés de cette violence qui est toujours très présentes dans leurs esprits et affectent toujours leur vie.

De plus, j’ai creusé au sein de leurs histoires en essayant d’imaginer à quoi ressemble le souvenir de ces évènements traumatisants. Comment un souvenir se ressent-il quand il devient lui-même violent ? Plus précisément lorsque ces souvenirs sont provoqués par des forces que l’on ne peut contrôler et peuvent provenir à n’importe quel moment par des acteurs externes. Comment une femme en arrive-t-elle à bout ? Est-ce une expérience qu’elle partage avec d’autres personnes ou est-ce de l’ordre de l’intime car simplement trop difficile d’en parler ?

CS : La violence est un acte visible et invisible. Selon mes observations, vous avez tous les deux travaillé avec une poétique visuelle distincte – les ombres dans les portraits de Sonia, face à la lumière et le flash aveuglant dans les polaroids comme une métaphore de la mémoire chez Shanan. Et cela à travers un aperçu de l’intimité et les espaces de vie de sujets, les non-dits face à la gravité de ces récits, représenté de manière plus ou moins directes. Pouvez-vous indiquer votre choix et technique de représentation de cette violence ainsi que le message que vous y apportez ou altérez ?

SM : J’ai travaillé avec l’actrice Meriem Medjkane en tant que modèle, elle dégage beaucoup de force, en toute délicatesse. La lumière rouge accentue ces caractéristiques-là, en plus d’exprimer beaucoup de choses agressives ou encore sensuelles. L’élément le plus important est l’ombre, car selon mon approche, les violences quelles qu’elles soient, sont subies par les victimes en un temps défini, et si elles sont physiques, le corps peut en guérir.

En revanche, les séquelles psychologiques restent telle une ombre qui nous suit partout : la lumière des ombres est bleue, ce qui explique le titre. La deuxième idée de cette série est celle du combat que l’on mène contre ces séquelles, que l’on porte malgré nous pour aller de l’avant. Les poses sont dynamiques, en mouvement, afin d’exprimer l’envie de se reconnecter avec son corps et de se libérer de tout ce qui nous bloque avec pour cause des traumatismes.

AS : C’est la première fois que je travaille sur une installation. Pour cette exposition, il me paraissait évident d’adopter ce format afin de formuler mes idées pour un public. Comment exposer une chose que nous ne pouvons apercevoir, à moins d’être la personne directement atteinte par la violence et c’est cette même personne qui fait face à la violence d’un souvenir.  

J’ai ressenti le besoin de donner justice à ces femmes envers le visiteur mais tout en sachant que ce n’était pas entièrement possible. Je ne peux qu’être leur intermédiaire afin de faciliter une certaine compréhension, un débat ou offrir une autre perspective. C’est mon rôle en tant qu’artiste.

Mon objectif avec cette installation est de créer des conditions où le visiteur n’est pas confortable mais déstabilisé. Nous avons construit une boite noire où j’ai pu projeter des images à un rythme irrégulier et qui est difficile à suivre. Cette projection est aussi composée d’une bande sonore dérangeante afin de créer un lien entre ce que le visiteur entend et ce qu’il perçoit sur l’écran. À travers ces éléments, je voulais que le visiteur se sente comme piégé dans la tête de la victime qui est forcé de se souvenir.

Untold
Sonia Merabet / Abdo Shanan
À découvrir jusqu’au 8 Mars
Galerie rhizome
82, rue Didouche Mourad, Alger
contact@rhizome.agency
www.rhizome.gallery

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À propos de l’auteur

Cindy Sissokho

Cindy Sissokho est une productrice culturelle, commissaire d’exposition et écrivaine avec un intérêt particulier sur les aspects intellectuels, politiques et artistiques de la decolonialité dans les arts et les mouvements et écrits féministes. Son travail se nourrit de sa passion pour la diffusion des connaissances et nouvelles productions culturelles provenant des ‘Pays du Sud’, en tant qu’espace de pensée politique. Elle travaille en tant que commissaire d’exposition et productrice culturelle au New Art Exchange à Nottingham (UK).

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