Athi-Patra Ruga et sa fiction des identités historiquement non célébrées

Athi-Patra Ruga. Part 1: Interior/Exterior. Vue de l'exposition. Credit photo Matthew Bradley. Avec l'aimable autorisation de WHATIFTHEWORLD
Athi-Patra Ruga. Part 1: Interior/Exterior. Vue de l’exposition. Credit photo Matthew Bradley. Avec l’aimable autorisation de WHATIFTHEWORLD

L’exposition actuelle de l’artiste sud-africain Athi-Patra Ruga à la galerie WHATIFTHEWORLD présente des œuvres dans deux disciplines souvent associées à l’esthétique de l’église et domestique.

La première partie, Interior/Exterior – Intérieur/Exterieur, comprend cinq vitraux, un savoir-faire qu’Athi-Patra Ruga débuta relativement récemment, en exposant pour la première fois ce médium en 2013. La seconde partie, Dramatis Personae, utilise la technique textile du petit point, un pilier de la pratique de l’artiste depuis une quinzaine d’année. Quatre de ses nouvelles œuvres sont réalisées grâce à cette technique. Un portrait photographique accompagne les oeuvres textiles. À travers tous les médiums, l’esthétique de Ruga, basée sur des couleurs primaires fortes, définit des portraits complexes inspirés par sa mythologie d’identités historiquement non célébrées.

Le tissage et le verre sont loin d’être les seuls médiums utilisés par Athi-Patra Ruga: la performance, la photographie, la vidéo et la gravure sont apparues dans ses œuvres antérieures. Cependant ici, il exprime des concepts qui sont devenus familiers à la performance et à la photographie à travers des supports en rapport avec les métiers d’art. Les visiteurs peuvent reconnaître des personnages de ses œuvres antérieures comme The BEATification of Feral Benga (2017-), une performance en hommage au danseur de cabaret sénégalais François « Feral » Benga qui a travaillé aux Folies Bergère à Paris dans les années 1920.

Dans un vitrail, Ruga habille la figure de A Sight/Site For Contemplation (2020) d’un boa avec panache. C’est la seule œuvre de toute l’exposition qui offre un regard qui soit ouvertement dirigé vers le spectateur.

Athi-Patra Ruga, Yellow Bone, 2020. © Credit Photo: Matthew Bradley avec l'aimable autorisation de la Galerie WHATIFTHEWORLD
Athi-Patra Ruga, Yellow Bone, 2020. Vitrail, plomb et acier peint par poudrage © Credit Photo: Matthew Bradley avec l’aimable autorisation de la Galerie WHATIFTHEWORLD

Chacun des visages de la série de vitraux exprime en effet une solennité qui suggère – malgré le potentiel de voyeurisme – que le sujet est beaucoup plus préoccupé par ses propres pensées. Yellow Bone (2020), une référence vernaculaire au métissage dans la communauté noire, se tient de profil. Des sections de l’oeuvre détaillent la musculature des cuisses et des bras, tandis que le torse et la tête sont couverts d’un motif continu de dentelle peinte. L’oeuvre Swazi Youth After (2019), avec ses menottes et ses harnais qui semblent être en cuir, et The Speller, The Killer (2020), portant un juste au corps regardent tous deux au-delà du spectateur, vers des points situés en bas à droite.

En revanche, Castrato comme [la] révolution (2020) est crédité comme l’autoportrait imaginé de Ruga. Un pénis en érection dans la main, ses yeux sont dissimulés derrière une bande de censure. « En couvrant ses yeux d’un cache noir », le catalogue de l’exposition explique que « Ruga, en tant que chef d’orchestre, s’efface ou s’autocensure de manière théâtrale, imitant de façon poignante la violence imposée par l’État, les partisans religieux et politiques, les historiens, les critiques et les conservateurs ». Collectivement, le groupe suggère peu d’intérêt à qui peut les observer.

Athi-Patra Ruga, Castrato As [THE] REVOLUTION 2020. Vitrail, plomb et acier peint par poudrage. Taille de l'œuvre : 170 x 90 cm. Taille du cadre : 180 x 100 x 4 cm Credit photo: Matthew Bradley © Avec l'aimable autorisation de la Galerie WHATIFTHEWORLD
Athi-Patra Ruga, Castrato As [THE] REVOLUTION 2020. Vitrail, plomb et acier peint par poudrage. Taille de l’œuvre : 170 x 90 cm. Taille du cadre : 180 x 100 x 4 cm Credit photo: Matthew Bradley © Avec l’aimable autorisation de la Galerie WHATIFTHEWORLD

Le point est utilisée pour construire les œuvres de la seconde partie de l’exposition, à l’exception près du personnage Inyanga Yenkanga (2020) qui apparaît à la fois dans un portrait photographique et dans une oeuvre textile1Dans le vocabulaire textile, le terme « tapisserie » est utilisé de manière interchangeable pour désigner le tissage avec une trame discontinue, ainsi que les travaux d’aiguille cousus dans un tissu de fond que Ruga utilise, Dramatis Personae s’articule autour d’un récit complexe de personnages basés en Azanie, le nom grec ancien de l’Afrique du sud-est.

Les autres œuvres font partie du Lunar Songbook Cycle – Cycle Lunaire de Recueil de musique – de Ruga, que le catalogue de l’exposition décrit comme un « ensemble d’œuvres, transcendant les médias traditionnels, inspirées de l’astronomie d’Afrique australe et une façon plus écologique de relater le temps ». Les personnages sont inspirés de divers ouvrages publiés à l’origine par Lovedale Press, une imprimerie du Cap-Oriental fondée en 1823, et des mythes de la Grèce antique. Dans le catalogue de l’exposition, les inspirations de Ruga sont racontées dans un texte crédité comme une collaboration entre Lindsey Raymond et l’artiste. La lecture de ces informations est non seulement cruciale pour comprendre la série mais – je dirais – rend compte de la recherche et de l’invention dont Ruga fait preuve en tant qu’artiste.

Je me risquerai à énoncer une évidence douloureuse : les portraits sur vitraux de la première partie sont masculins tandis que les portraits sur textile de la deuxième partie sont féminins. Même en écrivant cette observation, on a l’impression que le premier test de compréhension des identités non binaires qui, jusqu’à récemment, étaient peu représentées dans les matériaux artisanaux a échoué. Cependant, il semble que Ruga ait l’intention de repenser les associations historiques, plutôt que de les éviter complètement. Les récits de Athi-Patra Ruga sur les protagonistes féminins finalement triomphants s’inspirent à la fois de la mythologie grecque et des personnages des livres de la Lovedale Press ; comme des alternatives aux récits bibliques sur les vitraux, les tableaux de verre de Ruga contiennent plutôt des identités que le catalogue de l’exposition reconnaît comme « non enregistrées, mal représentées et oubliées dans l’histoire ».

INYANGA YEKHALA 2020 Athi-Patra Ruga, avec l'aimable autorisation de la galerie WHATIFTHEWORLD
Athi-Patra Ruga, INYANGA YEKHALA 2020. Laine et fil sur toile de tapisserie. Taille de la tapisserie : Environ 95 x 70 cm. Taille du cadre : 119 x 96 x 7 cm. Avec l’aimable autorisation de la galerie WHATIFTHEWORLD

Les portraits de Ruga célèbrent des identités jusque-là niées. Bien que cette exposition ait du être improvisée en ligne en raison de la pandémie, les vitraux ont été bien mis en valeur grâce au rétro-éclairage afin de faciliter leur diffusion en ligne ; c’est malheureusement moins le cas pour les oeuvres textiles, même si les vues détaillées disponibles donnent tout de même une certaine impression de la matérialité.

Certes la lumière colorée, émise par le vitrail, destinée à atteindre le corps du visiteur dans la galerie est impossible à reproduire en ligne, mais avec le soutien du catalogue complet de l’exposition ainsi que des vidéos, il est tout de même possible d’accéder à une bonne partie de l’œuvre de Ruga par le biais de nos écrans d’ordinateur. Cela semble en soi approprié. Cette exposition s’intéresse bien plus à ce qui est possible qu’à ce qui ne l’est pas.

Interior/Exterior ⁄ Dramatis Personae – une saga en deux parties
Athi-Patra Ruga
WHATIFTHEWORLD
Jusqu’au 5 Septembre 2020
Le Cap
Afrique du Sud

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À propos de l’auteur

Jessica Hemmings

Jessica Hemmings écrit sur le textile, et les pratiques artistiques centrées sur les fibres et le textile dans l'art. Elle est professeur des métiers d'art et vice-présidente de la recherche à la HDK-Valand, Université de Göteborg, Suède, et titulaire de la bourse Rita Bolland 2020-2021 au Centre de recherche sur la culture matérielle, Pays-Bas.

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