Or noir Total – Clay Apenouvon

Rencontre dans l’atelier de l’artiste franco-togolais Clay Apenouvon autour de son Œuvre plastique.

Après plusieurs années passées au sein d’ateliers de peinture, graphisme et sérigraphie, Clay Apenouvon, né en 1970 à Lomé, quitte le pays de ses parents pour s’établir en banlieue parisienne. En 2006, l’artiste se fait remarquer par une performance à l’ouverture de la FIAC Paris. Quatorze ans plus tard, Artskop3437 le rencontre pour échanger sur le chemin parcouru – de son projet Plastic Attack au succès d’ARTParis 2020.

« Mon noir est un noir plastique, un noir pétrole – un pétrole Total. C’est un noir total, un noir brut. »

Clay Apenouvon devant l'une de ses oeuvres, Atelier de l'artiste, 2020. Crédit : Louise Thurin
Clay Apenouvon devant l’une de ses oeuvres, Atelier de l’artiste, 2020.
Photographie © Louise Thurin

Louise Thurin : « – Tu utilises pour tes œuvres un film d’emballage commercial, un matériau technique étirable. »

Clay Apenouvon : « – Oui. Un plastique méconnu, un acteur caché de la mondialisation. Il est utilisé dans le transport de marchandises. On ne le voit jamais dans les grandes surfaces, mais il est partout dans les stocks et les entrepôts. Bien souvent des produits venant d’Inde, de Côte d’Ivoire ou encore de Corée se retrouvent sur la même palette enrubannés du même film noir. Dans le commerce, on tire le film pour emballer les marchandises, moi je le tire pour l’emmener dans un large, dans un univers des possibles. Que tirer de cette matière singulière ? Jusqu’où puis-je l’emmener ? J’aime cette matière parce qu’on peut la transformer et je me plais à dire que je cultive le plastique. »

Louise T. : « – Cultiver le plastique. C’est bien dit, Clay – notamment parce que les spécialistes du pétrole et de l’énergie en général argumentent que l’Humanité joue encore au chasseur-cueilleur avec les ressources énergétiques. Ainsi, on chasse le pétrole – on le trouve et on l’exploite, on le cueille jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Dans les faits, il n’y a pas de « culture » du pétrole. Inversement, la cultivation est le paradigme des énergies renouvelables : on crée des champs de panneaux solaires, des champs d’éoliennes… L’impasse pétrolière pousse l’Humanité dans la tombe – et je pense qu’on touche ici à un schéma clé pour comprendre ton Œuvre : l’alliance du noir pétrole et de l’or factice. La crise des ressources en Afrique engendre celle de « la marée noire » méditerranéenne, dont le symbole est la couverture de survie. Ne pouvant jouir de la rente pétrolière, les locaux sont dépossédés, dépouillés – puis soit abandonnés, soit employés à produire des denrées finalement appelées à disparaitre sous le film noir et à être exporter. Alors que ce qu’ils produisent circule, ceux qui décident de quitter cette terre brulée et d’émigrer vers l’Europe ne peuvent pas le faire avec autant de facilité – et sont à leur tour emballés dans un autre plastique, le plastique des couvertures de survie. Et tout ce plastique qu’ils rencontrent provient parfois de chez eux, de « leur » puits de pétrole. »

Clay A. : « – Je conseille le visionnage du documentaire « Le sang du Nigéria » (2012). Il est tragiquement esthétique et m’a beaucoup inspiré. [Le Nigéria est le plus important producteur de pétrole du continent africain et le treizième au niveau mondial.] Le pétrole, c’est le sang de la terre – et le sang des Hommes versé pour lui. L’or des couvertures de survie est un or ironique. À la fois, le trophée de la malédiction des ressources et le mirage doré de la vie d’un immigré africain en Occident. On me demande souvent si mes œuvres sont faites de textile, de cuir ou d’or. Elles sont uniquement réalisées à partir du pétrole raffiné, chauffé, altéré. Je n’ai rien à raconter avec des fils d’or – mais avec les couvertures de survie, oui. »

Louise T. : « – J’attire l’attention sur le fait qu’il existe plusieurs nuances d’or dans tes œuvres – parce qu’il existe des couvertures de survie hollandaises et chinoises, l’une d’un or plus foncé que l’autre. De façon intéressante, la Chine et les Pays-Bas sont aussi les deux grands pays producteurs de WAX…

pétrole clay apenouvon 1-54 Marrakech 2019
Film Noir. Cadre de Survie. Les passeurs, 2019.
Exposition collective INSANITY, Macaal, Marrakech, Maroc.
Photographie © Saad Alami

Le pétrole et son exploitation façonnent le monde – dont l’écosystème de l’art évidemment. On connait l’Artwashing des grandes sociétés pétrolières : Total est un des grands financeurs du Louvre et l’actualité autour du mécénat de British Petroleum (BP) dans les institutions anglaises est brulante. En outre, si le Mashreq avec sa dizaine de collectionneurs milliardaires et ses superstructures comme le Louvre Abu Dhabi, le Musée National du Qatar, le MATHAF et bientôt Al-Ula tient une place grandissante dans l’espace culturel globalisé, c’est bien grâce au pétrole – ou plutôt grâce à l’horizon de son tarissement. Troublant de penser que dans un autre espace-temps, le Togo aurait pu lui aussi devenir un Qatar. »

Clay A. : « – Et pourtant, on dit que quand on découvre du pétrole en Afrique, il faut se mettre à pleurer… Je veux emmener mon travail au Mashreq. Je vais leur amener du pétrole togolais [rires], du pétrole vu d’Afrique – et écouter ce qu’ils ont à en dire.

On dit qu’une œuvre d’art dépasse l’artiste et sa pensée. C’est vrai.

Quand j’ai réalisé mon premier Plastic Attack en 2010, je ne pensais pas à l’environnement. Je pensais aux attentats. À l’époque, le métro parisien passait en boucle les annonces de « bagages abandonnés » et « personnes suspectes ». Un jour, j’étais sur le quai RER de Chatelet – quand tout à coup, une explosion. Affolement général. Des légionnaires étaient parmi la foule pour avertir que ce n’était qu’un bagage suspect qu’ils avaient eux-mêmes explosés. J’ai mal vécu ce pseudo-attentat. Pour contrer cette ambiance morbide, j’ai voulu réaliser une explosion de couleur – un « attentat » au plastique coloré. J’ai sculpté et emballé une valise en carton dans laquelle j’ai compressé des sacs plastiques couleur. J’en ai fait une série de photos – à l’atelier, à l’arrêt de bus, dans le RER, à l’aéroport. J’ai documenté une préméditation. Quand je suis arrivé à la Biennale Internationale de Gardur en Islande, j’ai installé l’explosion et on a ouvert l’exposition… Le public islandais a mis sur mon œuvre une tout autre interprétation – une lecture 100% environnementale –  et on a passé le séjour à me parler de dauphins asphyxiés par les sacs plastiques. Et mon attentat alors ? [rires] A Reykjavik, ils ne connaissaient pas la pesanteur, l’épée de Damoclès du terrorisme qui existait – et qui existe toujours – en Europe et en Afrique…

C’est l’expérience de Plastik Attack qui m’a permis de faire le choix du plastique comme matière première de mon Œuvre.

J’ai réfléchi longuement à cette réaction du public et j’en suis arrivé à la conclusion que l’artiste puise dans toute sa réalité, mais n’en voit qu’une partie. Plus on m’a parlé d’une dimension écologique à mon œuvre, plus j’ai commencé à la percevoir. Finalement, c’est elle qui a pris le dessus. Comme les échanges enrichissent l’esprit humain… Je suis arrivé avec une idée, un concept, un truc que j’avais trouvé et que j’estimais intéressant. Je l’ai présenté aux autres : «- Est-ce que vous voyez ce que je vois ? » et les autres m’ont répondu : «- Oui, mais nous on voit ça aussi… ». Aujourd’hui, il existe un mouvement contestataire écologique nommé « Plastic Attack ». Ils font principalement des happenings dans les supermarchés. Les manifestants vont faire leurs courses et à la sortie de la caisse enlèvent les emballages plastiques superflus et les placent dans leurs cadis pour dénoncer la surplastification. L’autre jour, j’ai tapé « Plastic Attack » sur un moteur de recherche et je suis tombé sur une déclaration de l’Institut Belge de l’emballage (IBE-BVI)… et ils commencent leur communiqué en citant mon travail. Incroyable. »

pétrole clay apenouvon seattle art fair 2017
Film noir, Mariane Ibrahim Gallery’s booth at Seattle Art Fair, 2016.

Clay A. : « – L’artiste doit avoir une certaine conscience de la vie et mettre cette conscience dans son art. Si l’art te soigne, il peut aussi soigner les gens autour de toi. Je me dois d’aider les autres parce que j’ai trouvé le moyen de me (re)lever. »

Louise T. : « – Il s’agit toujours d’arracher les gens de leur terrassement, de leur torpeur, de leur condition. On fait le lien avec les images d’oiseaux piégés, puis extraits du mazout après une marée noire – et l’élargir aux images de la « marée noire » méditerranéenne. Il y a cette même résistance due à l’épuisement du corps quand on hisse les gens hors de l’eau. »

Clay A. : « – De fait, je regarde longuement les clichés de photojournalisme. [Clay sort un dossier d’inspiration : une compilation d’articles illustrés traitant des marées noires en Afrique et dans le sous-continent indien.] Il faut voir combien de personnes ont été tuées pour permettre l’installation des foreuses de pétrole au Nigéria… Ken Saro-Wiwa est un des pionniers de l’écologie politique en Afrique, martyr de l’entreprise pétrolière Shell. Il mobilisait la population contre les pétroliers et l’État – et a fini par être arrêté et exécuté par la junte sous couvert d’un procès frauduleux avec huit autres activistes. Nous parlons beaucoup en France de la lutte contre la pollution – quoiqu’on dise, les Africains se battent aussi, les pieds dans le sang et le pétrole. »

Dessin préparatoire pour l’installation de Clay Apenouvon prévue pour ST’ART 2020. Atelier de l’artiste, 2020. Crédit : Louise Thurin.
Dessin préparatoire pour l’installation de Clay Apenouvon prévue pour ST’ART 2020*.
Atelier de l’artiste, 2020. Crédit : Louise Thurin.

Louise T. : « – Tes œuvres et notamment tes installations – dont celle que tu vas réaliser pour la foire européenne d’art contemporain et de design de Strasbourg ST’ART 2020 * – donnent à vivre une expérience sensitive du pétrole. »

Clay A. : « – L’idée est de faire entrer le visiteur dans une sorte de grotte. Le film noir va couler du plafond. J’ai déjà fait jaillir le film de fenêtres, de cadres, des murs, mais c’est la première fois que j’utilise le plafond dans mes installations. Je cherche à rendre l’impression que la matière continue de gouter – qu’elle nous goute dessus. Cela me permet de traiter à la fois de l’ambiguïté du pétrole, avec les potentialités de la matière et ses transformations – et du phénomène de gravité,  qui est une notion très importante dans les spiritualités animistes africaines. J’hésite encore sur le titre que je vais donner à cette nouvelle installation… Vraisemblablement Au cœur du Delta en référence au Delta du Niger et en hommage à Ken Saro-Wiwa. Une vingtaine de rouleaux de film noir seront nécessaires pour réaliser l’installation. Au début de mon expérimentation plastique, je n’avais pas pensé aux déchets que j’allais produire une fois ces installations éphémères démontées. Tout le film plastique me restait sur les bras – et je n’allais quand même pas le jeter. J’ai trouvé une parade créative à ces déchets avec ma presse thermique – qui permet de réaliser des pièces comme les Carré de survie. Le film noir étirable est mon puits de pétrole. Mon atelier, une raffinerie. Je suis toujours impatient de créer une installation parce que cela signifie que d’autres œuvres sont encore à venir. »

Louise T. :  « – Merci beaucoup, Clay, pour le temps accordé et hâte de découvrir l’installation finalisée fin novembre à Strasbourg. » *

* La foire européenne d’art contemporain et de design de Strasbourg ST’ART sera selon toute vraisemblance annulée. Nous souhaitons à l’artiste de voir son projet reporté pour l’édition 2021.

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À propos de l’auteur

Louise Thurin

I'm a writer, cultural activist and art worker based in Paris. Project coordinator at AWARE : Archives of Women Artists, Research & Exhibitions. Artist residency coordinator of the Biennale Internationale de Sculpture de Ouagadougou (BISO).
For contact : https://louisethurin.fr/

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